Les révoltés de Cordoue
macabre à Santander au côté de huit
galions, son amiral agonisant sur une couchette. Trente-cinq navires seulement,
sur les cent trente qui formaient la Grande Armada, réussirent à accoster dans
différents ports. Certains avaient été coulés lors de la bataille dans le canal
de la Manche ; d’autres, les plus nombreux, sombrèrent près des côtes
irlandaises, où les tempêtes s’acharnèrent sur des navires disloqués, parsemant
de naufrages toute la côte ouest de l’Irlande. Beaucoup de bateaux, néanmoins,
demeuraient dans des lieux inconnus. Quelques jours plus tard, un courrier se présenta
à Cordoue : le navire sur lequel naviguaient don Alfonso et son fils
n’avait accosté nulle part.
Lorsqu’elle apprit la nouvelle, doña Lucía ordonna que tous
ceux qui habitaient au palais, hidalgos, domestiques et esclaves, sans oublier
Hernando, assistent aux trois messes quotidiennes que le prêtre de la chapelle
du palais ordonna aussitôt. Le reste de la journée, le silence était juste
interrompu par le murmure des rosaires que devaient réciter à chaque heure les
hidalgos et la duchesse, rassemblés dans la pénombre d’un salon. Un jeûne
strict fut établi ; on interdit la lecture, les danses et la musique.
Personne n’osait plus quitter le palais, sauf pour se rendre à l’église ou aux
prières publiques et processions permanentes organisées partout en Espagne
depuis qu’on avait appris le désastre de l’armada et la disparition de tant de
navires et d’équipages.
— Marie, Mater Gratiae, Mater Misericordiae…
Tous à genoux, derrière la duchesse, priaient sans relâche.
Hernando murmurait mécaniquement l’interminable cantilène, mais autour de lui
il entendait les voix des fiers et altiers courtisans s’élever avec une
véritable dévotion. Il observait sur leurs visages l’inquiétude et
l’angoisse : leur avenir dépendait de la vie et de la générosité de don Alfonso,
et si celui-ci mourait…
— Soyez rassurée, ma cousine, dit un jour don Sancho à
l’heure du repas.
La table était sobre, avec du pain noir et du poisson, sans
vin ni aucune de ces viandes appréciées, servies habituellement au palais.
— Si votre époux et son fils aîné ont été capturés sur
les côtes irlandaises, leurs ravisseurs les respecteront. Ils représentent une
extraordinaire rançon pour les Anglais. Personne ne leur fera de mal. Ayez
confiance en Dieu. Ils seront bien traités jusqu’au paiement de la somme ;
c’est la loi de l’honneur, la loi de la guerre.
Aux paroles du vieil hidalgo, une lueur d’espoir brilla dans
les yeux de la duchesse. Mais, à mesure que les mauvaises nouvelles arrivaient
à la Péninsule, elle disparut bien vite pour laisser place à des larmes. Sir
William Fitzwilliam, alors commandant général des forces anglaises d’occupation
en Irlande, disposait seulement de sept cent cinquante hommes pour protéger
l’île face aux autochtones qui défendaient toujours leur liberté. C’est
pourquoi il n’était pas disposé à autoriser le débarquement d’un nombre si
élevé de soldats ennemis. Ses ordres furent catégoriques : arrêter et
exécuter immédiatement tout Espagnol trouvé en territoire irlandais, qu’il fût
noble, soldat, domestique ou simple galérien.
Les espions de Philippe II et les soldats qui, avec
l’aide de seigneurs irlandais, étaient parvenus à s’échapper en passant par
l’Écosse, racontèrent en détail les épouvantables massacres d’Espagnols ;
les Anglais, sans la moindre compassion ou esprit de chevalerie, tuaient même
ceux qui se rendaient.
Alors Hernando, inquiet pour la vie de celui qui l’avait
traité comme un ami, commença également à trembler pour son propre avenir. Ses
relations avec la duchesse avaient empiré depuis que celle-ci avait eu vent de
ses amours avec Isabel. À l’instar de don Sancho, doña Lucía ne lui adressait
pas la parole ; l’altière noble ne le regardait même pas, et Hernando
paraissait n’être plus qu’un obstacle imposé par celui dont on ignorait le
sort. En d’autres circonstances il n’y aurait sans doute pas attaché la moindre
importance : il haïssait l’hypocrisie de ce type de vie oisive, mais il ne
voulait ni ne pouvait renoncer aux faveurs du duc, à sa bibliothèque et aux
dizaines de livres auxquels il avait accès, ainsi qu’à la possibilité de se
consacrer entièrement à la communauté maure après le succès spectaculaire de
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