Les révoltés de Cordoue
louer une maison… Comment pourrait-il
jouer les ducats que son protecteur lui avait envoyés pour qu’il continue de
travailler à la cause maure ?
— J’ai cent ducats, avoua-t-il finalement. C’est un ami
qui me les a prêtés…
— Je ne veux pas de tes ducats, répliqua Coca à sa
surprise.
— Mais…
— Je te connais. Dans ce milieu, j’ai appris à
distinguer les gens. Je les sens, je pressens leurs réactions. Tu es venu chez
moi parce que tu n’avais pas d’argent. Maintenant que tu en as, tu ne prendras
pas le risque de le perdre. Tu n’es pas un joueur.
Coca se baissa et attrapa quelque chose à ses pieds :
deux sacs remplis de pièces, qu’il laissa tomber sur la table.
— Voici notre argent, dit-il alors. Sincèrement, dans
des circonstances normales je ne serais jamais ton complice, mais tu es le seul
à partager mon secret et tu le resteras ; le seul avec qui je puisse
l’utiliser et aussi peut-être le seul, de tous les gens que je connais, pour
qui j’éprouve de la gratitude et de l’amitié. Je veux gagner cet argent. Beaucoup
d’argent. Le plus possible. C’est notre nuit.
— Mais ton argent…, s’exclama Hernando, déconcerté. Il
doit y avoir ici une fortune !
— Oui. Une fortune. Oublie tout ce que tu as joué
jusqu’à maintenant. Il s’agit d’un autre monde. Si tu comptes en réaux on te
découvrira… et moi avec. Ce sont des écus d’or ; c’est avec ça qu’on joue.
Tu dois te persuader qu’un écu d’or ne vaut pas plus qu’une maille. T’en
sens-tu capable ?
Hernando n’hésita pas :
— Oui.
— C’est dangereux. C’est la première chose qu’il faut savoir.
Et personne ne doit être au courant de notre amitié.
La partie avait lieu dans la maison d’un riche marchand de
tissu, aussi hautain et pédant qu’audacieux au moment des mises.
À la nuit tombée, Hernando parcourut nerveusement la courte distance
qui séparait l’auberge del Potro de la calle de la Feria, où vivait le
marchand, accroché au gros sac d’argent et aux instructions que lui avait
données Pablo Coca. Ils devaient s’asseoir l’un en face de l’autre pour
qu’Hernando puisse voir le lobe de son oreille. Il miserait gros, même si Coca
ne lui faisait pas signe ; il ne pouvait pas le faire seulement pour
gagner.
— Arrange-toi pour ne pas me parler plus qu’à d’autres,
lui avait-il recommandé. Mais regarde-moi directement, comme les autres joueurs,
comme si tu prétendais deviner mon jeu sur mon visage. N’oublie pas que je ne
jouerai pas pour moi, mais pour toi, et que si nous avons de la chance, s’ils
utilisent nos cartes, nous les connaîtrons ; sinon je pourrai seulement
t’aider avec les miennes. Joue avec décision, et ne les prends pas pour des
imbéciles. Ils savent ce qu’ils font et usent généralement d’autant de
stratagèmes que les habitués des tripots. Mais souviens-toi d’une chose
par-dessus tout : l’honneur de ces gens-là les conduit très rapidement à
mettre la main à l’épée, et pour ce qui est des parties interdites, il existe
un pacte du silence si un joueur blesse ou tue quelqu’un d’autre.
Un domestique accompagna Hernando dans un salon bien éclairé
et luxueusement décoré, avec des tapisseries, des maroquins, des meubles en
bois brillant et même une grande peinture à l’huile représentant une scène
religieuse qui attira l’attention du Maure. Il y avait déjà huit personnes dans
la pièce, debout, parlant à voix basse, par groupes de deux. Pablo était parmi
eux.
— Messieurs, dit-il en attirant l’attention de deux
groupes qui se tenaient près de la porte par laquelle son compagnon venait
d’entrer. Je vous présente Hernando Ruiz.
Un homme grand et fort, dont les luxueux habits tranchaient
parmi tous les autres, fut le premier à lui tendre la main.
— Juan Serna, lui présenta Coca. Notre hôte.
— Avez-vous l’argent sur vous, señor Ruiz ?
interrogea malicieusement le marchand alors qu’ils se saluaient.
— Oui…, dit Hernando, troublé par les rires de trois
joueurs qui venaient d’approcher.
— Hernando Ruiz ? demanda à ce moment-là un vieil
homme aux épaules affaissées, tout de noir vêtu.
— Melchor Parra, dit Pablo en le lui présentant,
écrivain public…
L’ancien fit taire Coca d’un geste autoritaire de la main.
— Hernando Ruiz, répéta-t-il, nouveau-chrétien de
Juviles ?
Hernando évita de regarder Pablo. Comment
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