Les révoltés de Cordoue
Fatima appela Shamir et son fils,
Abdul, et elle leur raconta tout ce qu’elle avait appris au sujet d’Hernando.
— Le chien ! se contenta de marmonner Abdul au
moment où sa mère achevait son récit.
Ils se retirèrent, sous les yeux de Fatima, sérieux et
décidés, les fourreaux de leurs alfanges tintant au rythme de leurs pas.
C’étaient des corsaires ! songea-t-elle, des hommes habitués à vivre la
cruauté.
À partir de ce jour, Fatima se consacra à l’administration,
d’une main de fer, de l’argent et du patrimoine de sa famille, tandis que les
deux garçons naviguaient. Rien ne parvint à la distraire de son travail, même
si la nuit, seule, elle pensait toujours à Ibn Hamid avec un mélange de rage et
de douleur. Moyennant une dot splendide, elle maria Maryam avec un jeune homme
de la famille Naqsis, qui dominait désormais Tétouan. Elle chercha également
des épouses adéquates pour Abdul et Shamir. L’alliance qu’elle avait nouée avec
la famille Naqsis après la mort de Brahim s’était avérée rentable, et sa
condition de femme ne l’empêcha pas de se tailler une place prééminente dans le
monde des affaires de la ville corsaire. À Tétouan, elle n’était pas la
première à intervenir dans ce domaine. Après avoir été conquise par les
musulmans, la ville avait d’abord été gouvernée par une femme borgne, dont le
souvenir était encore entretenu et respecté. Comme elle, Fatima était crainte
et révérée. Comme elle, Fatima était seule.
AU NOM DE NOTRE-SEIGNEUR
« Et je vous
dis que les Arabes sont parmi les peuples les plus excellents, et leur langue
parmi les plus excellentes. Dieu les a choisis pour aider sa loi au dernier
moment… Comme me l’a dit Jésus, qui a préféré aux fils d’Israël ceux qui parmi
eux furent infidèles… Il ne lèvera jamais son sceptre contre eux. Plus encore,
les Arabes et leur langue reviendront vers Dieu et sa loi droite, et vers son
évangile glorieux et vers son Église sainte le temps venu. »
Livres de plomb du
Sacromonte :
Le Livre de
l’histoire de la vérité de l’évangile
(éd. de M. J.
Hagerthy)
58.
Cordoue, janvier
1595
L’aube était froide et nuageuse. Hernando, qui avait
désormais quarante et un ans, semblait s’être levé d’une humeur aussi grise que
le ciel qu’on voyait du patio. Miguel ne pouvait s’empêcher d’être préoccupé
pour son seigneur et ami : il le sentait nerveux, affligé, envahi par une
anxiété inhabituelle chez quelqu’un qui, depuis sept ans, montait à cheval tous
les matins avant le lever du soleil, puis s’enfermait tranquillement dans une
pièce au deuxième étage, convertie en bibliothèque, où les livres, les
documents et les écrits s’amoncelaient plus abondamment que les feuilles des
arbres sur le sol en hiver.
L’accumulation de ces sept années de travail n’était pas à
l’origine de l’angoisse que Miguel observait chez Hernando ces jours-ci. Sept
années d’étude ; sept années employées à penser et à ourdir un plan qui
pût rapprocher les deux grandes religions : modifier la perception
qu’avaient les chrétiens de ceux qui avaient régné sur les royaumes espagnols
pendant huit siècles et qu’ils méprisaient à présent. Hernando avait même
appris le latin pour pouvoir lire certains textes. Réussir le rapprochement
entre les deux religions avait constitué son seul objectif : il avait
arrêté de jouer aux cartes et s’autorisait seulement de temps en temps à
fréquenter la maison close.
— Les sept apostoliques ! s’était-il exclamé un
jour dans le patio, il y avait quelque temps déjà, faisant sursauter Miguel qui
s’occupait des plates-bandes et des tuteurs pour les fleurs du printemps. Si
j’utilise cette légende comme référence, toutes les pièces s’emboîtent, même
celle de san Cecilio dont m’a parlé Castillo.
L’estropié, informé des activités d’Hernando depuis qu’il
l’avait entendu se confesser à sa mère avant qu’elle ne meure, partageait avec
assez de scepticisme, voire d’indifférence, les plans et les avancées de son
seigneur et ami.
— Vous croyez peut-être, seigneur, lui lança-t-il le
jour où ils débattirent ensemble du sujet, que je pourrais faire confiance à un
dieu ? Un dieu, le vôtre ou un autre, qui permet qu’on brise les jambes
des bébés pour obtenir quelques pièces de plus ?
Malgré cela, Hernando continuait à confier à Miguel
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