Les révoltés de Cordoue
jeune fille ne pouvait
quitter les écuries. Un moment plus tard, un homme avec une lanterne ouvrit la
petite porte depuis le patio du magistrat. La lumière éclaira le visage des
deux femmes qui s’approchèrent de lui. Hernando n’eut aucun mal à reconnaître
don Martín Ulloa. Les femmes lui remirent quelque chose puis disparurent dans
l’ombre de l’impasse. Don Martín referma la porte et le scintillement de sa
lanterne s’éteignit peu à peu.
Hernando fit un geste interrogatif en direction de son ami.
— Eh bien ? Est-ce tout ce que je devais
voir ?
— Il y a deux semaines environ, expliqua Miguel,
pendant votre voyage à Grenade, nous avons failli tomber sur les deux femmes et
le père de Rafaela. Depuis, tous les soirs, je viens vérifier qu’ils sont
partis pour que Rafaela puisse rentrer chez elle.
— Que signifie tout cela, Miguel ? demanda
Hernando en s’écartant du mur, dressé devant le garçon.
— Ces femmes, comme toutes les nombreuses autres qui
viennent ici, sont des mendiantes. Un soir, j’ai reconnu l’une d’elles :
on l’appelle la Angustias. Je suis retourné dans la rue et je me suis mélangé…
aux miens. Je n’ai pas récolté une pièce, même fausse !
Il sourit dans l’obscurité.
— J’ai dû perdre l’habitude.
— Abrège, Miguel, le pressa Hernando. Il est tard.
— J’ai posé des questions ici et là. Les deux femmes
que nous avons vues ce soir se nomment María et Lorenza. Lorenza, c’est la plus
petite…
— Miguel !
— Elles louent des enfants pour mendier, lança Miguel
d’une voix ferme.
Il y eut un instant de silence. Puis Hernando réagit.
— Au magistrat ? interrogea-t-il finalement,
interloqué.
— Oui. C’est une bonne affaire. Le magistrat appartient
à la confrérie qui s’occupe des enfants trouvés, chargée de décider à qui les
confier. Les enfants sont adjugés à des femmes cordouanes, payées quelques
ducats par an pour donner le sein aux petits s’ils sont encore en âge de téter
ou pour les nourrir classiquement s’ils ne le sont plus. Ces femmes, à leur
tour, les louent à celles que vous avez vues. Beaucoup d’entre eux trouvent la
mort…
La voix de Miguel se brisa.
— Et qu’a à voir le magistrat là-dedans ?
— Tout, rétorqua le jeune garçon, que l’intérêt
d’Hernando encourageait. Les statuts de la confrérie stipulent qu’un visiteur
doit vérifier périodiquement que les enfants confiés se trouvent bien avec les
personnes payées pour cela ; s’ils sont en vie et quel est leur état de
santé. Don Martín et le visiteur sont de mèche. Le premier livre les enfants
aux femmes qui l’intéressent et l’autre ferme les yeux. Chaque semaine, les
mendiantes viennent payer la part attribuée au magistrat ; elles font de
même avec le visiteur. Rafaela m’a raconté que son père a besoin de beaucoup d’argent
pour son luxueux train de vie, afin d’être à la hauteur des Vingt-Quatre du
conseil municipal. Je pourrais vous citer les noms des douze derniers enfants
qui ont été livrés, ceux des femmes à qui ils ont été confiés, et ceux des
mendiantes qui les traînent aujourd’hui dans la rue.
Hernando ferma à demi les yeux et hocha la tête.
— Tu dis que beaucoup d’entre eux meurent…
— Tout cela n’est qu’un commerce, seigneur.
Malheureusement je le connais assez bien. Quelques enfants parviennent à
arracher les larmes et la compassion des gens ; d’autres non. Ces derniers
ne servent à rien. On ne peut pas demander l’aumône avec des enfants gros et
bien nourris ; c’est la règle fondamentale. Ils sont tous rachitiques.
Oui, seigneur, ils meurent de faim, mordus par les rats ou emportés par la
moindre petite fièvre, et rien de tout cela n’est consigné dans les livres de
la confrérie.
Hernando leva les yeux vers le ciel noir et couvert.
— Et tu voudrais que je menace le juge d’ébruiter cette
histoire pour qu’il m’accorde la main de Rafaela, n’est-ce pas ?
demanda-t-il.
— Absolument !
61.
Don Martín Ulloa, fabricant d’aiguilles et magistrat de
Cordoue par héritage de son père, refusa de recevoir Hernando. Une esclave
maure, grosse et vieille, dans une tenue usée de servante, lui transmit le
message de son maître : la première fois indifférente, la deuxième
impertinente et la troisième agacée.
— Dis à ton seigneur, rétorqua alors Hernando, élevant
la voix car il savait qu’on
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