Les Seigneurs du Nord
treizième était
Judas. Je contemplai donc Gisela, horrifié, et, pour lui montrer ce qu’elle
avait fait, je posai ma lance et levai dix doigts, puis deux, puis je la
désignai et en levai un de plus. Elle secoua la tête comme pour nier ce que j’avançais,
mais je lui fis signe qu’elle devrait demeurer. Nous entrerions à douze à
Dunholm, et non à treize.
— Si le bébé ne tète point, disait la
femme de l’autre côté de la palissade, frotte-lui les lèvres au jus de
primevère. Cela ne faillit jamais.
— Et tes tétons aussi, renchérit une
autre.
— Et frotte son dos d’un mélange de suie
et de miel, dit une troisième.
— Encore deux seaux, dit la première voix,
et nous pourrons rentrer.
Le moment était venu. Je fis de nouveau signe
à Gisela, puis je repris ma lance et dégainai Souffle-de-Serpent. J’en baisai
la lame et me levai. Cela me parut étrange de me dresser et de bouger à nouveau,
en plein jour. Je me sentais comme nu sous les remparts et je m’attendais à
entendre le cri d’une sentinelle, mais nul ne broncha. Devant, guère loin, je
voyais la porte où ne se trouvait aucun garde. Sihtric était à ma gauche. Le
chemin était semé de pierres glissantes. J’entendis une femme étouffer un cri, mais
personne ne donna l’alerte. Je passai la porte, vis un homme à main droite, et
lui tranchai la gorge d’un coup d’épée. Le sang gicla, brillant dans l’aube
grise. L’homme s’effondra contre la palissade. Un deuxième garde, à quelques
pas de là, avait vu la scène. Il portait un long tablier de forgeron et une
hache de bûcheron qu’il semblait incapable de lever. Ébahi, il ne bougea pas
quand Finan s’approcha de lui. Il écarquilla les yeux puis comprit le danger et
tourna les talons pour s’enfuir, mais Finan le fit trébucher de sa lance et le
cloua au sol d’un coup d’épée dans l’échine. Je levai la main pour intimer le silence
à tous. Nous attendîmes. Personne ne criait. La pluie dégouttait du chaume des
toits. Je comptai mes hommes. Nous étions dix, puis Steapa entra à son tour et
referma la porte. Nous étions douze, et non treize.
— Les femmes resteront au puits, me chuchota
Steapa.
— Tu es sûr ?
— Elles y resteront, grommela-t-il.
Je lui avais demandé de leur parler, et sans
doute sa stature seule avait-elle suffi à les dissuader de donner l’alerte.
— Et Gisela ?
— Elle y restera aussi.
Ainsi entrâmes-nous dans Dunholm. Nous étions
arrivés dans un coin sombre de la forteresse, auprès de deux gros tas de fumier
à côté d’un long bâtiment bas.
— Des écuries, me signala Sihtric.
La pluie continuait de tomber. Je me glissai
jusqu’au bout des écuries et ne vis rien que d’autres palissades, de grands tas
de bois de chauffage et des toits de chaume couverts de mousse. Une femme passa
entre deux cabanes en poussant une chèvre.
J’essuyai Souffle-de-Serpent sur la cape de l’homme
que j’avais abattu, puis je donnai ma lance à Clapa et pris le bouclier du mort.
— Rengainez vos épées, dis-je. (Si nous
marchions épée au poing dans les ruelles, nous risquions d’attirer l’attention.
Nous devions donner l’apparence d’hommes qui viennent de se réveiller et se
rendent à contrecœur à leur poste.) Quel chemin ? demandai-je à Sihtric.
Il nous mena le long de la palissade. Après
les écuries, je vis deux grands bâtiments qui se dressaient devant les remparts
nord.
— Le château de Kjartan, chuchota Sihtric
en me désignant celui de droite.
— Parle naturellement, ordonnai-je.
Le bâtiment était le seul d’où s’échappait de
la fumée. Il s’étendait d’est en ouest, un pignon appuyé contre les remparts, ce
qui nous obligeait à pénétrer dans le centre de la forteresse pour le
contourner. Nous croisions maintenant des gens, mais nul ne nous trouva
suspects. Nous n’étions que des hommes en armes et ces gens se hâtaient sous la
pluie, plus pressés de gagner la chaleur et un abri que de se soucier d’une
douzaine de guerriers crottés. Un frêne se dressait devant le château de
Kjartan et l’unique sentinelle était accroupie sous ses branches dénudées pour
tenter, en vain, de s’abriter du vent et de la pluie. J’entendis des cris. Ils
étaient étouffés, mais, à mesure que nous approchions du passage entre les
bâtiments, je vis des hommes sur les remparts. Ils regardaient vers le nord en
brandissant leurs lances. Ragnar approchait donc. Il
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