Les Seigneurs du Nord
soufflai-je,
hâtez-vous ! Courez à la porte, tuez le garde, puis regroupez-vous avec
moi. Une fois à l’intérieur, nous irons lentement. En marchant, comme si nous
étions des habitants des lieux.
À douze, nous ne pouvions espérer attaquer
tous les hommes de Kjartan. Pour remporter une victoire, nous devions user de
la ruse. Sihtric m’avait dit que derrière la porte s’élevaient des bâtiments. Nous
nous dissimulerions parmi ces maisons, puis nous marcherions tranquillement
vers le mur nord. Nous portions tous casques, cottes et cuirasses, et si la
garnison surveillait l’approche de Ragnar, on ne nous remarquerait point. Et si
l’on nous remarquait, on nous prendrait peut-être pour des renforts. Une fois
arrivé au rempart, je voulais m’emparer d’une partie de la plateforme de combat.
Si nous l’atteignions et que nous tuions ceux qui la gardaient, nous pourrions
tenir une partie de mur suffisante pour que Ragnar nous rejoigne. Ses hommes
les plus agiles escaladeraient la palissade en enfonçant des haches dans les pieux
et en grimpant dessus, et Rypere avait la corde de cuir pour les y aider. À mesure
que nos renforts arriveraient, nous pourrions gagner le reste du mur jusqu’à la
porte et l’ouvrir pour laisser entrer le reste des hommes de Ragnar.
Tout cela m’avait paru une bonne idée quand je
l’avais exposée à Ragnar et à Guthred, mais en cette aube glacée mon plan me
paraissait désespéré. Je touchai mon amulette.
— Priez vos dieux, dis-je, afin que nul
ne nous voie et que nous atteignions ce mur.
Je n’aurais pas dû dire cela. J’aurais dû me
montrer confiant, mais je venais de révéler mes craintes, et ce n’était plus le
moment de prier qui que ce soit. Notre destin était déjà dans les mains des
dieux, et c’étaient eux qui décideraient de nous aider ou de nous nuire selon
leur bon vouloir. Je me souvins de Ravn l’aveugle, le grand-père de Ragnar, qui
me disait que les dieux aimaient la bravoure et l’audace autant qu’ils détestaient
la couardise et l’hésitation. « Nous sommes ici pour les amuser, disait
Ravn. C’est tout. Et si nous le faisons bien, nous festoierons avec eux jusqu’à
la fin des temps. » Ravn était un guerrier avant de perdre la vue, puis il
était devenu un scalde, ces diseurs de poèmes qui célébraient bataille et
courage. Et si nous réussissions, pensai-je, nous aurions de quoi inspirer une
douzaine d’entre eux.
Il y eut du bruit au-dessus de nous. Je fis
signe à tous de rester coi. Puis j’entendis des voix de femmes et le bruit de
seaux s’entrechoquant. Les voix se rapprochèrent. J’entendis une femme se plaindre,
mais je ne compris point ses paroles, puis une autre lui répondit, plus
distincte.
— Ils ne peuvent point entrer, c’est tout.
Elles parlaient angle, et elles devaient être
des esclaves ou les épouses des hommes de Kjartan. J’entendis un seau plonger
dans le puits. Je fis signe à mes hommes de ne pas bouger. Il faudrait du temps
pour remplir les seaux, et plus il en faudrait, mieux ce serait, car pendant ce
temps les gardes s’assoupiraient. Je contemplai la rangée de visages crottés, cherchant
la moindre hésitation qui offenserait les dieux, et je me rendis soudain compte
que nous n’étions pas douze, mais treize. Comme le treizième gardait la tête
baissée et que je ne pouvais voir son visage, je lui donnai un petit coup de ma
lance qui la lui fit lever.
C’était Gisela.
Elle arborait une expression de défi suppliant
et je fus horrifié. Il n’est pas de nombre plus néfaste que le treize. Autrefois,
au Valhalla, avait été donné un festin pour douze dieux ; mais Loki, le
dieu tricheur, était venu sans être convié et avait joué ses tours malfaisants,
convainquant Hod l’Aveugle de jeter un brin de gui sur son frère Baldur. Baldur
était le dieu préféré, plein de bonté, mais il pouvait être tué par le gui. C’est
ainsi qu’il mourut, et cela amusa fort Loki ; depuis ce jour, treize est
un chiffre funeste. Treize oiseaux dans le ciel sont un présage de désastre, treize
pierres dans un chaudron empoisonnent toute nourriture qui y est cuite, et
treize convives à un festin sont une invitation à la mort. Treize lances contre
une forteresse ne pouvaient signifier que défaite. Même les chrétiens savent
que le chiffre treize apporte le mauvais sort. Le père Beocca me l’avait dit, car
il y avait treize hommes au dernier repas du Christ, et le
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