Les Seigneurs du Nord
irréel. Quelques captifs, comprenant qu’ils étaient
vraiment libres, se dirigeaient vers le pont, tandis que d’autres restaient
encore, désemparés ou regrettant de ne pas être partis avec les soldats. Soudain
un chant religieux s’éleva, et de l’une des maisons où ils avaient été enfermés
sortit une troupe de prêtres. Ils étaient sept, les plus chanceux de tous ;
en effet, je devais apprendre que Kjartan le Cruel détestait tant les Chrétiens
qu’il tuait tous les prêtres et moines qu’il capturait. Ces sept-là lui
échappaient donc, ainsi qu’un jeune homme en loques couvert de chaînes. Il
était grand, bien bâti, fort beau garçon et d’environ mon âge. Ses longs
cheveux bouclés étaient d’un blond tel qu’ils paraissaient blancs comme ses
cils, il avait les yeux d’un bleu de ciel et une peau hâlée par le soleil. Son
visage aurait pu être taillé dans la pierre, tant ses traits étaient saillants ;
mais leur dureté était adoucie par une expression chaleureuse qui laissait à
penser qu’il considérait la vie comme une constante source de surprises et d’amusement.
Voyant Sven se protéger des sabots de mon cheval, il quitta les prêtres et
courut vers nous, ne s’arrêtant que pour ramasser l’épée du garde que j’avais
tué. Il la brandit gauchement, empêtré par ses chaînes, mais il alla la pointer
sur le cou de Sven.
— Non, dis-je.
— Non ? sourit-il.
Immédiatement, son visage franc et ingénu me
plut.
— Je lui ai promis la vie.
— En vérité, répondit-il en danois, mais
moi pas.
— Mais si tu prends sa vie, je devrai
prendre la tienne.
Il réfléchit à ce marché avec un sourire amusé.
— Pourquoi ? demanda-t-il
candidement.
— Parce que telle est la loi.
— Mais Sven Kjartanson ne connaît nulle
loi, fit-il remarquer.
— C’est ma loi, et je veux qu’il porte un
message à son père.
— Quel message ?
— Que le guerrier mort est venu le
chercher.
Il inclina pensivement la tête et dut
apprécier l’idée, car il passa l’épée sous son bras et dénoua maladroitement la
corde qui retenait ses braies.
— Tu lui porteras aussi ce message de moi,
dit-il à Sven. Le voici, ajouta-t-il en lui pissant dessus. Je te baptise, au
nom de Thor, d’Odin et de Loki.
Les sept clercs, trois moines et quatre
prêtres, assistèrent solennellement au baptême, mais aucun ne protesta devant
le blasphème. Le jeune homme prit son temps afin de bien tremper les cheveux de
Sven, puis il renoua sa corde et me gratifia d’un autre éblouissant sourire.
— Tu es le guerrier mort ?
— Je le suis.
— Cesse de geindre, dit-il à Sven. Peut-être,
continua-t-il pour moi, me feras-tu alors l’honneur de me servir ?
— Te servir ? m’amusai-je.
— Je suis Guthred, dit-il comme si cela
expliquait tout.
— Guthrum, je connais. Ainsi qu’un
Guthwere et deux Guthlac, mais je ne connais nul Guthred.
— Je suis Guthred, fils d’Hardicnut.
Le nom ne me disait toujours rien.
— Et pourquoi devrais-je servir Guthred, fils
d’Hardicnut ?
— Parce que avant ta venue j’étais un
esclave, mais grâce à toi, eh bien, je suis un roi ! dit-il avec une telle
emphase qu’il eut peine à achever.
— Un roi, souris-je sous mon écharpe. Mais
de quoi ?
— De Northumbrie, bien sûr, répondit-il
avec entrain.
— Il l’est, seigneur, il l’est, s’empressa
de confirmer un prêtre.
Et c’est ainsi que le guerrier mort connut le
roi esclave, que Sven le Borgne courut retrouver son père… L’étrangeté de cette
ignoble Northumbrie ne faisait que commencer.
2
En mer, parfois, si l’on éloigne trop un
navire de la côte, que le vent se lève et que les vagues dépassent de leurs
crêtes blanches la ligne des boucliers, on n’a d’autre choix que de se laisser
aller à la volonté des dieux. Il faut amener la voile avant qu’elle ne se
déchire. Les rames sont inutiles : alors on les rentre, on livre le navire
à lui-même en murmurant ses prières, le regard tourné vers un ciel noir, pendant
que le vent hurle dans la pluie cinglante. Et l’on espère que la mer ne
précipitera pas le navire sur les rochers.
C’est ce que j’éprouvais en Northumbrie. Je n’avais
fui la folie de Hrothweard à Eoferwic que pour humilier Sven, qui désormais ne
chercherait qu’à me tuer, s’il croyait la chose possible. Du coup, je n’osais
pas rester en pleine Northumbrie, car mes ennemis y étaient bien
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