Les Seigneurs du Nord
trop nombreux.
Je ne pouvais pas davantage remonter au nord vers Bebbanburg, ma terre, où mon
oncle priait chaque jour pour ma mort afin de le laisser seul héritier légitime
de ce qu’il avait volé, et je ne voulais pas l’exaucer trop facilement. C’est
donc ainsi que le vent de haine de Kjartan et de vengeance de Sven, et les
vagues hostiles de mon oncle me poussèrent à l’Ouest dans les régions sauvages
du Cumbraland.
Nous suivîmes le mur romain qui traversait les
collines. Cette extraordinaire construction sépare tout le pays d’une côte à l’autre.
Elle est faite de pierres et serpente dans les collines et vallées, ininterrompue,
brutale et sans remords.
Nous croisâmes un berger qui n’avait jamais
entendu parler des Romains ; il nous dit que le mur avait été bâti par les
géants de l’ancien temps et qu’à la fin du monde les sauvages du Nord le
franchiraient comme un flot apportant mort et terreur. Je songeai à sa
prophétie cet après-midi là en observant une louve qui courait sur le mur, la
langue pendante. Elle nous jeta un regard, sauta du mur et s’enfuit vers le sud.
De nos jours, la maçonnerie du mur s’est effritée, des fleurs poussent entre
les pierres et l’herbe en recouvre le large sommet, mais il demeure étonnant. Nous
bâtissons quelques églises et monastères en pierre, et j’ai vu des châteaux de
même, mais je n’imagine personne construire un tel mur aujourd’hui. Et ce n’était
pas que cela. Il était bordé devant d’un large fossé, et derrière d’une route
pavée, ponctuée chaque demi-lieue d’une tour de guet, et deux fois par jour
nous passions auprès d’une forteresse de pierre où avaient vécu les soldats
romains. Les toits ont disparu depuis longtemps, les tours n’abritent plus que
renards et corbeaux ; mais dans un de ces forts, nous découvrîmes un homme
nu aux cheveux tombant jusqu’à la taille. Il était vieux, prétendait avoir plus
de soixante-dix ans, et sa barbe grise était aussi longue que sa repoussante
tignasse blanche. Il n’était que crasse et peau sur les os, mais Willibald et
les sept anciens clercs prisonniers de Sven s’agenouillèrent devant lui, car c’était
un ermite fameux.
— Il était évêque, me confia Willibald d’une
voix pleine de respect après avoir reçu sa bénédiction. Il a renoncé aux
richesses, épouse, serviteurs et honneurs pour adorer Dieu dans la solitude. C’est
un très saint homme.
— Ou peut-être seulement un pauvre fou, répondis-je.
À moins que sa mégère de femme ne l’ait chassé.
— C’est un enfant de Dieu, me réprouva
Willibald. Et il deviendra plus tard un saint.
Hild avait sauté de cheval et me demanda d’un
regard la permission d’approcher l’homme. Elle voulait sa bénédiction ; comme
je m’en moquais bien, je haussai les épaules et elle s’agenouilla auprès de l’ignoble
créature.
Il la lorgna en se grattant l’entrejambe et
fit le signe de croix sur ses deux seins, appuyant bien pour sentir sa chair
sous prétexte de la bénir ; je me retins de le rouer de coups pour lui
offrir un martyre digne de lui. Mais Hild, émue, pleurait tandis qu’il la
tripotait en marmonnant une vague prière, et elle sembla reconnaissante. Il
darda sur moi un œil noir et tendit sa main crasseuse comme s’il voulait l’aumône,
mais je lui montrai mon marteau de Thor… alors il me maudit en sifflant entre
ses chicots jaunâtres. Nous l’abandonnâmes à sa lande, à son ciel et à ses
prières.
J’avais quitté Bolti en sécurité au nord du
mur, car il entrait dans le territoire de Bebbanburg. Nous suivîmes le mur vers
l’ouest, moi, Willibald, Hild, le roi Guthred et les sept clercs. J’étais
parvenu à briser la chaîne du roi esclave qui montait désormais la jument de
Willibald et portait aux poignets deux bracelets d’acier où pendaient quelques
maillons rouillés. Il ne cessait de babiller.
— Ce que nous devons faire, me dit-il au
deuxième jour, c’est lever une armée au Cumbraland puis traverser les collines
pour prendre Eoferwic.
— Et ensuite ? ironisai-je.
— Partir vers le Nord ! triompha-t-il.
Le Nord ! Nous prendrons Dunholm, et puis Bebbanburg. Tu veux cela, n’est-ce
pas ?
Je lui avais dit comment je m’appelais et que
j’étais le seigneur légitime de Bebbanburg. Je dus lui expliquer que la
forteresse n’avait jamais pu être conquise.
— Elle est difficile, alors ? répondit-il.
Comme Dunholm ?
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