Les Seigneurs du Nord
puis, soucieux, se
tourna vers Eadred.
— Dans un ou deux jours, dit-il assez
fort pour que tous l’entendent, nous marcherons vers l’est. Nous traverserons
les collines en emportant notre saint vers sa nouvelle demeure en terre sainte.
Nous vaincrons nos ennemis, quels qu’ils soient, et nous fonderons un nouveau
royaume. (Il parlait en dane, mais quelques-uns traduisirent en angle.) Et il
en sera ainsi, reprit-il en haussant encore la voix, parce que mon ami l’abbé
Eadred a été visité en songe par Dieu et saint Cuthbert. Et lorsque nous
partirons dans les collines, ce sera avec la bénédiction de Dieu et l’aide de
saint Cuthbert ; ainsi, nous fonderons un meilleur royaume, un royaume
saint et protégé par la magie du christianisme. (Eadred frémit en entendant le
mot magie, mais il ne protesta pas, car Guthred n’avait qu’une notion très
vague encore de sa nouvelle religion, et il disait de toute façon ce qu’Eadred
avait envie d’entendre.) Et nous aurons un royaume de justice ! s’exclama
Guthred. Un royaume où tous auront foi en Dieu et en leur roi, mais dans lequel
tous les hommes n’adoreront pas le même dieu. (Tous écoutaient à présent, et
les deux jeunes moines se récrièrent devant la proposition de Guthred, qui
continua derechef.) Et je ne serai point roi d’une terre où je forcerai un
homme à adopter la coutume d’un autre. Et c’est la coutume de ceux-là (il
désigna Tekil et ses compagnons) de mourir l’épée à la main. Alors il en sera
ainsi. Et Dieu aura pitié de leurs âmes.
Il y eut un silence. Guthred se tourna vers l’abbé
en baissant la voix :
— Certains, dit-il en angle, ne pensent
pas que nous puissions battre les Danes au combat. Montrons-leur donc
maintenant.
Eadred se raidit, puis acquiesça à contrecœur.
— Qu’il en soit fait selon ta volonté, seigneur
roi, dit-il.
Et c’est ainsi qu’on alla chercher les branches
de noisetier.
Les Danes connaissent les règles du combat d’homme
à homme au sein d’une aire délimitée par des branches de noisetier. Seul un
homme en sort vivant, et si l’un des deux sort de l’aire, il peut être tué par
quiconque, car il est devenu un non-être. Guthred voulait affronter lui-même
Tekil, mais je sentis qu’il se proposait seulement parce que c’était ce que l’on
attendait de lui – il ne voulait pas vraiment faire face à un guerrier
expérimenté. Par ailleurs, je n’étais pas d’humeur à être contrarié.
— Je les prendrai tous, dis-je.
Guthred ne discuta point.
Je suis vieux, désormais. Si vieux. Parfois, j’oublie
le nombre de mes années, mais il doit s’en être écoulé quatre-vingts depuis le
jour où ma mère mourut en couches en me mettant au monde. Peu d’hommes vivent
si longtemps, et ceux qui combattent dans le mur de boucliers n’en vivent pas
la moitié. J’en vois qui attendent ma mort, et sans doute les obligerai-je
bientôt. Ils baissent la voix en ma présence de crainte de me déranger, et cela
m’agace, car je n’entends ni ne vois plus bien. Je pisse sur ma couche, mes os
sont raides et mes vieilles blessures me tourmentent. Chaque soir, lorsque je
me couche, je m’assure que Souffle-de-Serpent ou une autre de mes épées m’accompagne
pour pouvoir m’en saisir dans la nuit. Et dans l’obscurité, tandis que j’écoute
la mer battre la grève et le vent frissonner dans les chaumes, je me souviens
du temps où j’étais jeune, fort et leste. Et arrogant.
J’étais tout cela. J’étais Uhtred, celui qui
avait tué Ubba. En 878, année où Alfred vainquit Guthrum et où Guthred accéda
au trône de Northumbrie, je n’avais que vingt et un ans et mon nom était connu
partout où les hommes affûtent les épées. J’étais un guerrier, et j’en étais
fier. Tekil le savait. Il était brave, il avait mené maints combats ; mais
quand il franchit les branches de noisetier, il sut que sa mort était venue.
Je ne dirai pas que je n’appréhendais rien. Ceux
qui me voyaient sur les champs de bataille de Bretagne s’émerveillaient de ce
que je n’éprouve nulle crainte, alors qu’évidemment j’avais peur. Tous nous
avons peur. La peur s’insinue en nous comme une bête, referme ses serres sur
nos tripes, nous affaiblit et essaie de nous faire trembler, mais elle peut
être repoussée. Il faut laisser libre cours à la sauvagerie, car c’est elle qui
sauve. Bien des hommes ont tenté de m’occire pour pouvoir se vanter
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