Les sorciers du ciel
nationalisme rigoureux et de ne pas tomber dans une misanthropie générale…
— L’exemple et la faim aidant, les concentrationnaires se sentaient attirés effroyablement par le vol. Tous ont eu envie de voler ; beaucoup n’ont pu résister à la tentation ; des bagnards ont découpé des tranches de pain sur la ration d’autres bagnards ; d’autres ont dérobé des cigarettes, un pull-over, une paire de chaussures. Il ne s’agissait souvent là que de défaillances passagères ; la communauté ne les excusait cependant pas. Se montrer dur pour autrui comme pour soi-même était une nécessité dans cette société ou toute défaillance était une défaite de l’homme… Tous les déportés vivaient à Gusen dans une véritable hantise du vol.
— Tout voleur surpris était frappé de façon impitoyable, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive ; ceux qui dispensaient les coups étaient les chefs de blocks ou les Kapos, érigés pour l’occasion en grands justiciers et défenseurs de leurs ouailles. Un « droit commun » arrêté pour assassinat, détournant chaque jour des pains entiers en toute tranquillité, se permettait de punir un pauvre hère surpris en flagrant délit de vol : image et symbole de la société concentrationnaire.
— Certains volèrent pour vivre. D’autres se prostituèrent. Un bon nombre d’Allemands, au triangle rose, étaient à Gusen pour pédérastie. Ceux-là ne firent que continuer l’exercice de leurs pratiques. Mais d’autres, jeunes Russes et Polonais surtout, se livrèrent aux « Prominente » du camp pour bénéficier d’un bien-être relatif. Comme nul ne pouvait leur faire une remarque sans s’attirer une haine mortelle de leur protecteur, ils en profitaient pour se montrer d’une arrogance intolérable vis-à-vis de la masse des détenus ; arrogance qui les rendait plus odieux encore que leurs maîtres… Très peu de Français tombèrent dans ce vice dégradant. C’était cependant un Français, ce jeune homme qui, regagnant à minuit son block, partageait avec son père, arrêté pour la même cause que lui, la récompense de sa prostitution…
— Comble d’ironie, pour extirper la pédérastie du camp, les Allemands firent construire un « Puf » en octobre-novembre 1942 ; une dizaine de femmes volontaires en furent les pensionnaires. Les Prominente pouvaient s’y rendre moyennant un mark.
On pouvait assister, trois ou quatre fois par semaine, au spectacle hallucinant d’une cinquantaine d’hommes attendant sagement leur tour devant le « Puf » ; la discipline militaire allemande ne perdant pas ses droits, c’était le rapportführer lui-même qui réglementait les entrées et les sorties… La majeure partie de ces visiteurs était constituée par des « droit commun » ; mais il y eut aussi, hélas ! des Espagnols, quelques Polonais et deux Français fervents habitués du « Puf » ; pour s’attirer les bonnes grâces des prostituées, ils jugeaient bon de leur offrir, de temps en temps, un cadeau… un cadeau de Gusen, c’est-à-dire un bloc de margarine ou un pot de confitures. Pendant ce temps, des hommes crevaient sur des paillasses ; pendant ce temps la petite fumée bleue du crématoire emplissait le camp de son odeur nauséabonde de cuir brûlé.
*
Il sort. Il entre. Il sort. Il téléphone. Il écrit. Les S.S. le saluent. Il bavarde… Leur serre la main. Monsieur le Kapo du muséum est devenu le « personnage » de Gusen. Les colis que lui adresse sa sœur habitant Linz, à une dizaine de kilomètres seulement du camp, lui sont remis sans aucun prélèvement :
— Pensez ! Himmler a visité le musée et a félicité Gruber.
Ce jour-là d’ailleurs Himmler était particulièrement heureux.
— Il arrive (30) au camp de Gusen, pénètre sur l’Appel-Platz accompagné de son état-major. Un prisonnier traverse la cour. Himmler l’appelle. L’homme pense : « Dans un instant je serai mort. » Pas du tout. Le Reichsführer se tourne vers un officier : « Vous libérez cet homme ce soir. » Et qui était-ce ? Un Polonais inconnu, peut-être un droit commun. Himmler avait fait ce geste sensationnel alors que la veille, à Mauthausen, il se faisait expliquer sur les lieux comment on précipitait les Juifs du haut de la carrière, ou mieux, comment on les obligeait, sous peine de mort, à « tenter leur chance » en se battant, deux à deux sur la
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