Les sorciers du ciel
crête, jusqu’à ce que l’un d’eux précipitât son camarade dans le vide.
Deux, trois mois plus tard, le père Jean Gruber, qui avait fait écrire à Himmler par l’un de ses amis, avocat viennois, était nommé inspecteur général des musées des camps de concentration « autrichiens »… Il était autorisé à quitter Gusen, une fois par mois et pour deux jours.
Le père Gruber rendit visite à ses nombreux amis et leur emprunta des sommes importantes : plusieurs déportés m’ont assuré qu’on lui avait ainsi prêté, en un an, plus de cinq millions. Avec ces marks, papa Gruber va organiser un fantastique trafic. Il s’est aperçu, au cours de ses déplacements, que les cigarettes sont « le produit de luxe » le plus recherché par les civils autrichiens et que les paquets de vingt, dans les officines du marché noir viennois, atteignent des prix astronomiques. À Vienne, il a de nombreux correspondants dans les milieux archéologiques à qui il expédie, pour restauration, les découvertes des fouilles. Avec leur collaboration, le père Gruber va devenir, en quelques mois, l’un des « rois de la cigarette » et sauver des dizaines de « musulmans » du camp de concentration.
Les cigarettes, on l’a vu, sont pour les déportés à Gusen comme dans la plupart des camps, l’étalon des échanges. Mais le marché est assez limité. Peu de cigarettes à vendre, peu de produits de consommation à acheter. Par contre, les gardiens S.S., les contremaîtres civils des chantiers, les spécialistes « libres » des ateliers, les Kapos, les « Prominente protégés », les prostituées… reçoivent régulièrement des cigarettes en primes. S’ils avaient de l’argent, les déportés pourraient acheter une partie de ce tabac. Mais les déportés n’ont pas de marks. Le père Gruber, lui, est riche et il peut… « exporter ».
Le prêtre « truste » les cigarettes. Discrètement, de Kapo en Kapo, de gardien en gardien, de meister en meister, un paquet par ci, une cartouche par là, il tisse son réseau de fournisseurs.
— Et il paie comptant !
— En beaux billets !
— Et il paie bien !
Ce que les vendeurs oublient, c’est qu’à Vienne ou à Linz ils auraient reçu le double, peut-être le triple.
Le Kapo du musée, après avoir bourré les amphores de ses acquisitions, les expédie à Vienne, pour expertise, nettoyage, restauration. Elles lui reviennent avec, cachées dans leur ventre, d’épaisses liasses de billets. Le père Gruber, avec le « bénéfice » rembourse ses créanciers, paie les intermédiaires et achète sur le territoire du camp toute la nourriture disponible… Les cuisiniers deviennent ses principaux fournisseurs. Parfois aussi, il achète la complaisance d’un gardien, d’un Kapo, d’un secrétaire – personnage influent – qui peut affecter le « protégé » dans un bon Kommando.
— Il était « amour » (31) Il fut de ceux, trop peu, qui me permirent de devenir et de rester simplement un homme, dès l’âge de vingt ans. Souvent, dans mes pensées, je le revois avec ses yeux extrêmement rieurs, confiants. Tout le camp connaissait ce petit homme arrondi, toujours très pressé, donnant l’impression, hélas, qu’il n’avait plus beaucoup de temps pour accomplir sa mission. L’organisation Gruber était toute-puissante… Des criminels, des S.S. y participaient ; cela m’a toujours amusé et enthousiasmé de voir ce prêtre, en grande conférence avec ce ramassis de gangsters… Les plus féroces tenaient leur « Mutzen » à la main. Il les dominait. Autant que je me souvienne, le premier contact avec le Père fut établi par Jim Pelletier et Jean Cayrol.
— En mai 43 (32) il rencontra près de la terrible carrière un tout jeune Français, terriblement amaigri et épuisé. C’était Jean Pelletier, plus connu sous le nom de Jim. Le père Gruber parlait le français, il aimait la France et parla avec Jim. Tout de suite il l’aida en lui procurant des suppléments de nourriture. Jim ne voulut pas en profiter seul, égoïstement ; il parla au père Gruber de ses autres camarades, une vingtaine de jeunes Bordelais qui avaient tous moins de vingt ans. Le père Gruber ne recula pas. Il s’arrangea encore pour procurer de la soupe en supplément à ces jeunes hommes, tous affamés. Il y ajouta du pain et des douceurs en provenance de ses colis personnels. Il fit mieux encore : grâce à ses relations
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