Les sorciers du ciel
clandestines, il les fit tous sortir de la carrière et les plaça à l’usine Steyr, particulièrement au End Kontroll.
— Le père Gruber (33) était un homme prodigieux. Le jour où il m’a trouvé, je n’en avais plus que pour quarante-huit heures à vivre, j’avais terriblement faim et froid. J’étais à peine couvert et j’étais épuisé. Je travaillais à la carrière. On lui a dit : il faut faire quelque chose de toute urgence, Cayrol est un de ceux qui ont besoin du secours le plus urgent. Alors il est venu, il m’a apporté cinq litres de pommes de terre écrasées dans l’eau. J’ai appelé un ami et, à deux, nous les avons mangées en cinq minutes. Le père Gruber en avait les larmes aux yeux.
— C’était un petit homme rond, toujours souriant, avec des yeux d’un bleu merveilleux, très vifs. Nous l’appelions papa Gruber et c’était vrai, nous lui devions la vie. C’était un personnage absolument incroyable. Il ne nous faisait jamais de réflexions au point de vue religieux. Je ne l’ai jamais vu prier. Quelquefois, il me disait simplement : « N’écrivez pas, il faut manger » et, une autre fois : « Cayrol l’âme après, il faut manger d’abord. » Si on jugeait cette phrase en homme d’aujourd’hui, bien nourri, on ferait le pire des contresens. Le père Gruber voulait avant tout nous faire manger, parce que nous n’avions rien à manger, et c’est lui qui nous apportait de quoi tenir. Il était tellement nécessaire de nous le dire qu’on voyait, de temps en temps, le père Gruber venir à l’infirmerie, et il faisait manger lui-même, à la cuiller, avec une patience maternelle, les malades qui ne voulaient même plus manger, qui attendaient la mort comme une délivrance. Le refus de manger, c’était le suicide et l’abdication. Manger c’était la première, la plus élémentaire des formes de résistance. C’est là qu’on voit combien le père Gruber avait raison. Et, en même temps ce que signifiait sa parole, c’était tout le contraire, car c’est lui qui faisait passer l’âme avant tout, en se dévouant pour nous trouver de quoi manger, au risque de sa propre vie. Cette phrase était matérialiste ici. Dans sa bouche elle était de l’héroïsme pur.
— Un soir (34) Jean Cayrol vient me trouver : le Père voulait me voir. Je le suivis et avec des « ruses » de concentrationnaires, nous pénétrâmes dans les lavabos d’un block. Autour d’un bouteillon fumant et fleurant bon le ragoût : un groupe de rayés. Je ne reconnus personne et pourtant je les connaissais tous. Une seule pensée occupait mon esprit, mon corps : je vais manger. On me tendit une gamelle, une grande. Immédiatement, j’engloutis les pommes de terre. Une voix douce, avec un léger accent, me dit : « Encore… Encore… mangez… mangez. » C’était le père Gruber. Il était heureux de voir nos yeux durs et sans vie, nos yeux toujours au-delà de cet univers que nous refusions, reprendre une lueur d’espoir…
Quelques semaines plus tard, René Dugrand est admis au Revier.
— Le Kapo, un fou spécialisé dans les liquidations par piqûres d’essence, conduisit un matin, près de mon grabat, le père Gruber. Ce fou débordait de prévenances à son égard. Le Père m’apportait à manger. Jean Cayrol, je le savais, avait communié de la main du Père. Je lui fis part de mon désir, de mon espoir. Il me regarda longuement et tout doucement : « Dans votre état, pour le moment, il vous vaut mieux une bonne soupe que l’hostie… Nous en reparlerons. » Cette phrase, je la répétais au lendemain de ma libération, à M gr Feltin, alors archevêque de Bordeaux. Lui aussi me fixa longuement : « C’était un saint, il avait raison. »
Au printemps 1943, le père Gruber ne s’occupe régulièrement que d’une dizaine de déportés. Ils seront bientôt trente, cinquante et, début 1944, soixante. Les cuisiniers lui livrent, chaque soir, cinquante litres de soupe épaisse, parfois soixante-quinze.
— Tous (35) les soirs, sans exception, quelle que soit la température, le père Gruber est dans le Washraum du block 12, attendant le retour du travail de ses protégés ; tout en distribuant lui-même les cinquante litres de soupe que deux Espagnols sortent clandestinement de la cuisine pour lui, il écoute les doléances de chacun, promettant une paire de chaussures à celui-ci, un médicament à celui-là. Le
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