Les sorciers du ciel
après, l’orage étant passé, le commerce des gueux reprenait, et la foule ne faisait le vide que pour laisser passer quelque voiture chargée de loques, ou de cadavres – de ces morts qui semblaient des polichinelles, sans rien d’humain, les jambes et le ventre gonflés d’œdème, le buste et le visage privés de chair – ou bien le flot d’hommes nus qui partaient à la douche ou à la désinfection, grelottants et courants.
— Mais ensuite, il s’agissait de faire cuire les pommes de terre que les Russes, au péril de leur vie, allaient prélever dans les silos : il n’était pas toujours aisé de trouver un poêle pour les cuire. Certain jour, un Slave nonchalamment errait vers le crématorium, perplexe, les poches bourrées de tubercules crus. Il vit s’échapper à l’extérieur du four la cendre encore chaude des corps incinérés. Alors, il sortit de dessous ses loques les pommes de terre et il les plaça délicatement parmi les os calcinés et brûlants. L’expérience fut concluante : vingt minutes après les tubercules étaient rissolés et consommables. Depuis ce jour, chaque matin, quelques-uns de nos camarades allaient poser silencieusement leurs pommes de terre dans les os pulvérisés de nos camarades morts la veille. C’est de cette façon qu’ils se défendaient contre la mort, avec la complicité de celle-ci.
Pour le père Jean Gruber, les jours passèrent, paisibles ; son petit commerce charitable se développait :
— Je te donne une cigarette et toi…
Très vite il devient « Papa Gruber » ; un « papa » Gruber unanimement aimé et admiré car il soulageait ceux que lui signalaient les responsables nationaux : catholiques et communistes.
Au printemps 1943, les premiers Français arrivèrent à Gusen.
— Le 8 avril (29) exactement, une vingtaine de Français, dont j’étais, faisaient l’apprentissage du marteau pneumatique à la carrière de granit. Le 20 avril, deux cent cinquante autres venaient s’ajouter à nous, dont la plupart destinés au Kommando Steyr : la colonie française était née. Petite colonie noyée au milieu d’une dizaine de milliers d’étrangers, en majorité hostiles ; nous nous attendions, en sortant du secret de la cellule, à une seule lutte contre les gardiens allemands. Les S.S. faisaient mieux ; ils nous imposaient une lutte autrement délicate contre nos propres sentiments nationalistes, sentiments qui nous avaient poussés à engager le combat contre l’envahisseur, mais qui, ici, risquaient de se retourner contre nous en nous incitant à répondre par la haine aux sarcasmes de ceux qui avaient été cruellement déçus par la défaite de la France en juin 1940 et par son attitude officielle depuis. Nous étions alors au début de 1943 ; la plupart d’entre nous avaient commencé leur action dès 1941, action modeste, limitée par le petit nombre des combattants et les faibles moyens mis à notre disposition. Si les victoires des F.F.L. combattant en Afrique sous l’uniforme étaient connues du monde entier, il n’en était pas de même de la lutte clandestine organisée en France dès les débuts de l’occupation. Comment aurait-on pu en vouloir à des Espagnols, des Polonais, des Tchèques de l’ignorer alors que la grande masse des Français, au milieu desquels nous vivions, l’ignorait elle-même ? Notre devoir était justement de leur faire comprendre que peu à peu, malgré le règne de la Gestapo en France, des Français, issus de toutes les classes, s’organisaient en groupes de résistance pour passer à la lutte ouverte dès que les circonstances le permettraient. Ce fut un travail de longue haleine, fait de prises de contact, de conversations, de sympathies personnelles, travail rendu plus compliqué par la diversité des langues et les conditions d’existence si précaires à Gusen… Je dois également signaler la curieuse opinion qu’avaient de notre comportement les étrangers qui n’étaient jamais venus en France. Pour eux, les Français étaient des êtres qui passaient la moitié de leur temps dans les boîtes de nuit, ou à « faire l’amour » suivant des procédés qui les laissaient curieux et perplexes ; les Françaises, des femmes avec qui le premier venu pouvait coucher. Si l’on ajoute qu’ils nous considéraient comme des êtres sales, ne sachant pas se laver, on concevra aisément qu’il était difficile de ne pas s’enfermer dans un
Weitere Kostenlose Bücher