Les sorciers du ciel
hommes était l’impossibilité de prendre, au retour du chantier, un véritable repos. Les blocks, d’ailleurs absolument impropres à l’usage d’habitation, étaient occupés à tour de rôle par les équipes assurant le service des trois fois huit.
*
Le père Jean Gruber, ancien directeur d’une école de sourds-muets à Linz, premier historien anti-nazi de l’Autriche, ami du chancelier Schuschnigg avait été arrêté dès l’Anschluss… Les commandants Zieres et Chmielevsky qui appréciaient son « secrétariat », hésitaient à le nommer Kapo et constructeur du muséum :
— Il y a bien un professeur polonais ?…
— Voyons ! Vous savez que j’habitais Linz. Je connais chaque centimètre de cette région, tous les archéologues de Vienne et j’ai, moi-même, fouillé dans les champs de Gusen il y a quinze ans.
— Très bien !
Le soir même, laissez-passer en main, le père Gruber sortait du camp… accompagné tout de même d’un gardien.
Trois semaines plus tard, il franchissait seul les barbelés, rendait visite au curé de la petite ville de Mauthausen et revenait au camp les poches bourrées de pain, de sucre et de cigarettes. Il remit le pain, le sucre et également une boîte d’hosties à un prêtre polonais, puis il se rendit au « marché » :
— Figurez-vous (28) au croisement de quatre blocks un espace de dix mètres de large sur vingt mètres de long, constamment encombré d’une foule innombrable de prisonniers loqueteux : Russes, Yougoslaves, Lettons, Italiens, Français, parmi lesquels l’élément russe dominait. Sur ce marché – le bazar comme disaient les Slaves – se négociaient les échanges et les ventes les plus incroyables. C’était là une création des prisonniers, défendue, mais que leur obstination et leur instinct de conservation, ou ce qui leur restait de force vitale, imposaient et maintenaient malgré l’interdit. C’était la plus belle victoire des déportés sur les règles du camp. On y retrouvait un peu de l’atmosphère de certains souks sordides de l’Orient ou du ghetto de Mogador. La monnaie était la cigarette. Ceux qui travaillaient à l’usine Steyr touchaient environ quinze à trente cigarettes par mois. Quelques privilégiés, les caïds comme nous disions s’en procuraient beaucoup plus par des moyens illicites et tolérés. La masse en recevait très rarement. Elle ne pouvait s’en procurer qu’en vendant ce qu’elle touchait ou ce qu’elle volait : rations ou objets utiles. Les fumeurs invétérés – Russes et Italiens surtout – y vendaient donc, contre ces cigarettes leur maigre ration vitale qui déjà ne suffisait plus. C’était encore là un des aspects atroces de la vie des camps. Certains préféraient mourir plus vite en sacrifiant à leur vice : leur passion du tabac les précipitait vers le néant. J’en ai vu combien, même des jeunes Français, incapables de réagir, de suivre les avis de leurs camarades. Car celui qui vendait ainsi, même rarement, une parcelle de sa ration était condamné en quelques semaines. Ce marché était pour les vendeurs le vestibule du crématoire. Pour les porteurs de cigarettes, il représentait le triomphe de la volonté de vivre. Les deux aspects des hommes du camp : ceux qui sombraient et ceux qui luttaient.
— Dans cet étroit espace les coudes se touchaient. On entendait les invites lancées alentour : Salam ! Kartoff ! Mièço ! Hliéba ! On y vendait de minuscules morceaux de viande déjà pétris dans cent mains sales, des tranches de pain bistre, des morceaux de margarine. Chacun portait prudemment la main à l’intérieur de sa guenille, car le vol sévissait à chaque pas dans cette foule grouillante d’affamés. À tout moment une bousculade, à la faveur de laquelle cinq ou six bonshommes vous renversaient, vous coupaient les poches et, en un clin d’œil, vous vidaient de toute richesse, et quelles richesses ! Un vieux mouchoir, une chaussette usagée, une boîte à cigarettes, un couteau fabriqué en fraude à l’usine, une ceinture de cuir. Brusquement un sauve-qui-peut. En trois secondes les quelques centaines d’hommes réunis là s’égaillaient dans toutes les directions environnantes. Un chef de block ou un pompier –allemand ou polonais – arrivait à la course avec un gourdin ou un câble de caoutchouc. Les coups pleuvaient. Il ne faisait pas bon mordre la poussière. Cinq minutes
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