Les sorciers du ciel
dimanche matin, il réunit autour de lui une douzaine de Français, choisis parmi les plus jeunes des N.N. et, devant leurs yeux extasiés, sort de ses vastes poches un pain, un pot de confitures, une tranche de rôti… Rayonnant de joie, au milieu de ses enfants rassasiés, défi vivant et permanent à toutes les lois du système concentrationnaire, véritable incarnation du Bien dans un enfer ou le Mal seul semblait devoir triompher, il était l’image même du Christ.
— Un jour, ajoute Jean Cayrol, il nous apporta du pain brioché. C’était inimaginable. J’avais perpétuellement l’impression de miracle avec lui.
« L’organisation » s’étend encore ; elle atteint la morgue, le crématoire où le Père achète des dents en or qui se transformeront en lingots à Vienne, les lingots en billets, les billets en bouteillons de soupe.
— Et votre montre mon père ?
— Je l’ai échangée… mon « courrier » était en retard.
— Mais mon Père…
— Ne dites rien ! N’oubliez pas mon adresse quand nous serons libérés, vous viendrez me voir à Linz et on fera un festin. Rappelez-vous bien : c’est pour l’Autriche que j’ai entrepris cela.
*
Le 4 avril 1944, le père Gruber était arrêté à la porte de l’infirmerie et traîné brutalement dans une cellule du Bunker. À la même heure, son ami l’avocat était abattu par la Gestapo dans son appartement de Vienne, et tous les membres du « réseau » capturés. En fouillant l’appartement de l’avocat, les policiers découvrirent ce qu’ils étaient venus chercher : le manuscrit du « livre blanc » sur les camps de concentration, les crimes quotidiens commis par les S.S. que le père Gruber rédigeait depuis un an.
Pendant trois jours, le père Gruber allait être torturé par le commandant Seidler et les « imperméables de cuir » venus de Vienne et de Berlin. Cayrol, Deblé, Pelletier, Dugrand – et tous les protégés du Père – tentèrent vainement de l’approcher, de faire passer par la lucarne de sa cellule un morceau de pain.
Le vendredi 7 avril, le Vendredi-Saint, à 3 heures, les Français du Kommando End Kontroll, les Polonais de Steyr, observèrent une minute de silence. Plusieurs pleuraient.
Le soir, des S.S. annonçaient :
— À l’heure du Christ, le curé s’est suicidé.
— Il s’est pendu avec sa ceinture.
— Pendu le Vendredi-Saint !
La porte de la cellule était ouverte. Le corps – corps sans visage, corps désarticulé, déchiqueté – se balançait au bout de la ceinture de cuir jaune.
— Regardez ! Regardez bien !
Ils ne voyaient que les murs éclaboussés de sang… ces blessures béantes, horribles.
Tous, communistes, catholiques, pensaient : « Menteurs ! Salauds ! Ordures ! Ils l’ont pendu mort ! »
Les déportés l’apprirent plus tard, le jour de la Libération, en interrogeant les S.S. capturés :
— C’est le commandant Seidler lui-même qui l’a torturé, pendant trois jours. Puis le Vendredi-Saint, il lui a annoncé : « Tu crèveras comme ton maître, à trois heures. » Le père l’a regardé, il n’avait plus la force de parler ; il a tout de même fait un effort. Il a dit : « Merci mon Dieu ! » puis il a ajouté : « De toute manière la guerre est perdue pour vous. » À 3 heures, Seidler l’a étranglé. Puis il a enlevé la ceinture du Père et a ordonné aux gardiens de le pendre…
Le jour de Pâques, un « prominente », polonais influent qui couchait dans la chambre du Père, au block 1, demanda aux jeunes Français de le suivre :
— Aucun de nous (36) n’avait jamais été autorisé, par les « prominente » à pénétrer dans ce block 1. Le Polonais nous amena près du lit du Père. Il ouvrit une caissette et nous partagea ses affaires, ses dernières provisions. Nous étions douze. Je ne veux faire aucun rapprochement, je constate, c’est tout : nous étions douze.
Le dernier repas : du pain et des oignons.
Le père Jacques, « le second géant de Gusen » franchira le porche barbelé le 18 avril.
CHAPITRE III
LE CIRQUE DE NEUE-BREM
— Nous n’avons plus une place à Compiègne !
— Faites un convoi pour Neue-Brem !
— Mauthausen, Oranienburg ne peuvent accueillir personne avant quinze jours !
— Remplissez Neue-Brem.
Un camp minuscule, sur la route de Sarrebruck, à moins d’un kilomètre du poste
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