Les sorciers du ciel
avance, pâle, Karl Leisner. Un servant le conduit au tabouret de bois qui lui est réservé près de l’autel.
Recueilli, solennel, l’évêque commence la messe d’ordination.
— Réjouissez-vous dans le Seigneur ; à nouveau je dis : réjouissez-vous, car le Seigneur est près de vous.
— Qu’avance celui qui s’apprête à recevoir la consécration de la prêtrise : Karl Leisner.
Le diacre se lève, prononce « Ad sum », « me voici », s’avance vers l’évêque, le cierge à la main.
— Le prêtre doit sacrifier, sanctifier, remplir sa charge, prêcher et baptiser…
M gr Piguet termine son « exhortation » et s’agenouille sur la seule marche de l’autel. Karl se prosterne, s’étend devant l’autel.
Puis, après les litanies de tous les saints, l’évêque et les prêtres du diocèse de Munster, lui imposent les mains :
— Tu es Sacerdos in aeternum.
— Tu es prêtre pour l’éternité.
M gr Piguet croise l’étole sur la poitrine du diacre :
— Accepte le joug du Seigneur. Son joug est doux et le fardeau léger.
Après l’onction, le nouveau prêtre reçoit le calice, la patène et l’hostie.
— La Sainte Ordination (225) était arrivée à son terme. Les forces abandonnaient Karl Leisner, sa tête tournait, il luttait pour ne pas s’écrouler. La dose de caféine qu’il avait reçue en quittant le Revier était trop puissante pour ce corps affaibli, privé depuis longtemps de stimulants. Il était juste en mesure de donner sa première bénédiction dans la chapelle, et en tout premier lieu de l’envoyer, au loin, à ses parents et à ses frères et sœurs. Les prêtres ses amis, s’agenouillèrent devant lui et il leur imposa la main, ointe encore des Saintes Huiles.
Avant de regagner l’infirmerie, Karl enlaça un détenu :
— Merci ! Merci à vous. J’ai prié longuement pour tous les Juifs persécutés.
Le déporté mit un genou à terre :
— Bénissez-moi !
Ce déporté juif, premier violon du célèbre orchestre de Karl Furtwängler, avait tout au long de l’ordination interprété des œuvres de Bach, Haendel, Mozart.
M gr Piguet, comme Karl Leisner est à bout de forces :
— Après cette magnifique cérémonie (226) , je dus m’étendre. Dans le block des prêtres, la joie et la reconnaissance à Dieu atteignirent le plus haut degré. Vraiment là où le sacerdoce avait été humilié au dernier point, et où il devait être exterminé, la revanche divine avait été éclatante : un prêtre de plus était né au sacerdoce du Christ. N’était-ce pas aussi le présage d’un écroulement que nous devinions prochain et que nous attendions ? Une image peinte portant mon blason épiscopal me fut offerte, symbolique et expressive, avec son inscription : « Captif pour le Christ à un autre captif du Christ, j’ai donné le sacerdoce avec une pieuse reconnaissance envers Dieu. » Une semaine plus tard, le lundi 25 décembre, je chantais dans la même chapelle la messe pontificale de Noël, assisté à l’autel, comme je l’avais désiré, de prêtres de toutes les nations, captifs comme moi. La liturgie solennelle du Sacrifice rédempteur mettait en une éclatante évidence l’universalité de la foi et du salut pour tous les peuples et toutes les races. Et cela non plus n’était pas de l’hitlérisme racial…
Karl Leisner passa seul les fêtes de Noël. Ses amis lui conseillèrent de ne pas essayer de quitter le Revier ce jour-là car le lendemain, le 26 décembre 1944, il devait célébrer sa première messe.
— La chapelle (227) était pleine à craquer. La ferveur des cantiques de Noël accompagnait la solennité de l’offrande. Droit, recueilli, attentif, il accomplissait la Sainte-Action à l’autel avec une sûreté imperturbable. Le sermon porta sur les paroles de saint Étienne : « Je vois le ciel ouvert et le Fils de l’Homme assis à la droite de Dieu… » La fête achevée, la joie du jeune prêtre était indescriptible. Elle s’extériorisa dans le block des religieux où nous lui avions réservé une surprise : sur les tables, recouvertes de nappes blanches, du café brûlant et des gâteaux secs, quelques bouquets de fleurs entre les assiettes, chaque place « personnalisée » par des cartes portant le nom des invités.
Après la première et unique ordination des camps de concentration, Dachau connaissait sa première et unique
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