Les sorciers du ciel
frontière de la Brême-d’Or. Un camp inconnu… oublié : Neue-Brem. Centre de redressement pour les fortes têtes de la prison de Sarrebruck, il s’est peu à peu transformé en Kommando disciplinaire ou de « mise en condition » pour le « trop-plein » de Compiègne.
Dès les premières heures de leur séjour à Neue-Brem, les « stagiaires » souhaitent une nouvelle affectation ; certains devront l’attendre deux mois. Deux mois sans travail. Deux mois de loisirs. Loisirs dirigés.
— 7 h 30 (37) … Drokur nous surveille. Il paraît que ce bon père de famille, honorable charcutier de la région, a déjà quelques huit morts sur la conscience, dus à des coups de botte dans le ventre un peu trop brutaux. Malgré cela je n’arrive pas à le prendre au sérieux : quand il nous commande le « garde-à-vous » avec ses yeux riboulants et son menton mussolinien, il me semble un diable de bazar, une terreur pour cotillon de la barrière. Mais lui veut être une vraie terreur.
— Pour l’instant, il marche de long en large et expectore avec autant d’adresse que de force à quelques mètres devant lui. Molotov (38) qui rôde par là, discret et pour faire sa cour, ne crache qu’à un mètre. Drokur pose sur nous un regard méprisant : soudain, il bondit et fait arrêter la colonne en invectivant contre François, toujours notre chef de file : « Schweine Franzosen… Scheiss Mensch… (39) . » François nous traduit tant bien que mal au milieu d’un débordement d’injures : des camarades qui n’ont pas de mouchoirs sans doute se sont mouchés par terre. Nous sommes par conséquent des gens sales et sans culture. Pour nous punir nous devons… lécher… toutes les traces laissées par notre inqualifiable conduite…
— Nous croyons à une plaisanterie un peu grossière. Nous voyons François donner quelques explications à Drokur, mais celui-ci n’écoute rien, fait mettre l’un de nous à quatre pattes et lui ordonne d’entrer en action. L’intéressé tire une belle langue et s’en tient là, pensant que le simulacre suffit. Un coup de pied bien appliqué lui fait plier les bras et presque embrasser le sol. Molotov qui a suivi son maître fait passer son tuyau de caoutchouc de l’aisselle gauche à l’extrémité de son bras droit. La partie ne fait que commencer.
— Drokur se retourne vers la colonne et gueule en allemand : cela veut dire « Appui – tendu ». Nous nous mettons à quatre pattes. « Flexion sur les avant-bras. » Nous traduisons par un plat-ventre général dans une boue épaisse. Attitude moins sportive mais aussi moins fatigante ; les considérations d’élégance ne nous en imposent plus. Drokur, un peu surpris de l’adaptation en langue française de ses commandements – et les autres nationalités dispersées dans nos rangs ont évidemment suivi le mouvement – est tout heureux de nous voir nous salir avec tant de bonne volonté. Satisfait, il ordonne « Debout ! » Malheureusement, il ajoute : « Pas de gymnastique. » Voilà qui va sécher nos vêtements. Hélas ! Non. « Couché. » Nous ne comprenons d’abord pas, puis nous saisissons trop bien : l’exercice de tout à l’heure a tant amusé notre S.S. qu’il veut nous voir le répéter, entrecoupé de pas de gymnastique. Après un nouveau tour de bassin fait en courant, un « couché » nous allonge mollement par terre, puis un « debout » nous redresse avec la même lenteur, chacun jugeant bon de faire, à ce moment-là, le geste de se frotter les genoux, sans doute par souci de propreté : encore un tour, et la comédie se répète. En somme, c’est un cinquante mètres rapide suivi d’un repos sur le ventre pour nous permettre de reprendre notre souffle. Molotov et son nouvel adjoint ne savent que faire. Drokur les appelle pour accélérer la cadence. Nous ouvrons l’œil.
— Nous ne sommes pas à la moitié du parcours qu’un « couché » sec nous stoppe en plein élan. Matraques, bourrades, coups de pied, coups de poing nous allongent vite au sol, respiration coupée. Aussitôt « debout ». Nous essayons de nous relever en décomposant le mouvement. Dans la position à demi dressée où nos matraqueurs trouvent que nous restons trop longtemps, nous sommes pour eux une proie facile. L’un de nous, sous l’orage, trébuche et pique du nez par terre. Nous filons déjà coudes au corps. Dix mètres à peine et de
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