Les sorciers du ciel
d’être sortis et fument dans l’air glacé. Le S.S. arrête le mouvement. Nous sortons nos cuvettes garées sous nos vestes. La soupe est mauvaise comme d’habitude et tiède par surcroît. Assis sur le rebord d’un lit, je sens mes yeux se fermer ; avec quelle satisfaction animale, je me laisserais sombrer dans l’inconscience.
— La ronde…
— Drokur toujours guignolesque nous mime à demi le mouvement ; il s’agit de nous livrer à cet exercice hautement sportif qui s’appelle « faire la grenouille » ou « le crapaud ». Nous nous sommes mis en position à croupetons, mains derrière la tête, et nous essayons d’avancer par sauts successifs, toujours en flexion. Ce n’est pas la première fois que nous jouons au crapaud, mais rarement après une séance aussi sérieuse. Je fais un bond, deux bonds, puis je m’assieds sur mes talons à bout de souffle. Pour repartir, mes genoux ne trouvent pas assez d’élasticité, ni mes jambes de force, et je m’aplatis, le menton par terre… En queue de notre colonne, un retardataire épuisé, résigné, déjà vaincu s’est arrêté. Les coups pleuvent. Il tombe la face contre terre. Ils le frappent à coups de pied, ils le fouaillent de la pointe d’un gourdin jusqu’à ce qu’il se redresse. Ils le bourrent maintenant dans les côtes et dans les reins pour le forcer à avancer. Avec une contraction nerveuse, il parvient à faire un bond. Il s’arrête encore. On lui brise une latte sur le dos pour qu’il continue. Il bascule alors en arrière, montrant des yeux mi-clos dans un visage livide, souillé de terre. De sa chaussure cloutée, Molotov lui ausculte le ventre. Drokur, qui est venu jeter un coup d’œil, essaie de le remuer du bout de sa botte, puis monte à pieds joints sur sa poitrine. L’homme n’est pas évanoui, mais on sent qu’en lui tout est mort ; son esprit comme son courage et comme sa force. Un matraqueur reste à ses côtés, le frappant sans énervement, avec régularité, pour lui rappeler qu’ici il n’y a pas d’évasion hors la mort, que le S.S. est là et que la ronde continue.
— Nos autres anges gardiens nous ont repris en chasse. Magnanime, Drokur déclare : « Encore trois tours et ce sera fini. » Il faut que cela cesse. Un peu d’écume aux lèvres, je bouscule mes camarades qui n’avancent plus, je n’essaie pas de sauter, mais je traîne mes jambes l’une après l’autre comme un canard blessé. Mes tempes bourdonnent, mon corps tremble, je pleure. Je tente de boire mes larmes, mais ma langue ne lèche que de la boue séchée. Nous tournons… J’entends à côté de moi une respiration qui siffle et halète comme un soufflet de forge. C’est sinistre de voir un homme, qui va peut-être mourir, faire cet exercice de gosse.
— La fête est terminée.
Autre spécialité de Neue-Brem : « La planche inclinée. »
— Cela (40) consistait en un tréteau de 1,50 m de hauteur environ, placé au bord du bassin, surmonté d’une planche inclinée à 45°, parfois savonnée, sur laquelle devait se tenir debout le « puni ». En face, de l’autre côté du bassin, une brute S.S., son mousqueton appuyé sur un trépied, visait lentement… sadiquement… la tête ; ou une oreille ou un membre. Tirerait-il ? Ne tirerait-il pas ? Le moindre geste, le plus petit tremblement et le pauvre camarade glissait et plongeait dans l’eau. C’était à recommencer… Soi-disant la brute n’avait pas eu le temps de viser (il n’avait jamais le temps de tirer !…). Après plusieurs tentatives, « puisque le misérable ne voulait pas mourir par balle, il serait noyé »… Alors commençait cette chose atroce : dès, que le « nageur » s’accrochait à un bord pour essayer de sortir, il trouvait un S.S. ou un Kapo pour lui frapper sur les mains, l’obligeant à lâcher prise et à repartir vers un autre côté. Arrivait un moment où le supplicié, épuisé, avec dans le regard cette résignation à la mort que nous savons, nous disait adieu… Alors, et alors seulement, les S.S. s’étant bien amusés, ostensiblement « magnanimes » (!), lui permettaient de sortir ou qu’on le sorte. Et, naturellement, vous le savez : pas de vêtements secs de rechange !
— Parfois le « jeu » était inversé. La planche, dûment savonnée, le puni devait s’y tenir, toujours debout, sous menace d’être tué par le tir du mousqueton s’il glissait.
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