Les sorciers du ciel
si cette communion, qu’il n’avait jamais faite, il ne voulait pas la faire ? La réponse fut immédiate :
— Je n’osais pas vous le demander.
Dans les jours qui suivirent, je m’arrangeai, d’abord au « Revier » où nous disposions de plus de temps, puis, une fois renvoyés au travail (68) , au cours des haltes de midi, ou le soir, pour lui donner une instruction sommaire de quelques semaines et bientôt il me sembla prêt.
Comment allions-nous procéder ? Je portais à cette époque-là, dans mes vêtements, une petite boîte de fer blanc dans laquelle je conservais de petites hosties consacrées, préalablement brisées en petits morceaux, car le ravitaillement clandestin en hosties, en vin de messe, était des plus précaires (69) . Le matin, avant le rassemblement ou au cours de la journée, j’avais toujours quelques camarades dans le secret qui venaient me demander l’Eucharistie. Et cela se passait le plus simplement du monde. Au milieu de la foule des détenus, à moins que ce ne fût au détour d’une galerie de mine : l’hostie passait de ma main dans celle du communiant. Je lui recommandais au besoin de s’éloigner de quelques pas de moi avant de porter la main à sa bouche, tant ce geste, au milieu de ces affamés que nous étions, suffisait à attirer les regards.
Pour mon ami Lupetit, je désirais qu’il y eût, pour une fois, un peu plus de solennité (si on peut dire !). S’isoler étant impossible, je pris le parti de mettre dans le coup dix ou douze camarades qu’il choisit ou accepta. Et un soir, à la sortie de la mine, sur le ballast d’une voie, le long de laquelle il nous fallait tous les jours attendre environ une demi-heure la rame de wagons qui nous reconduisait au camp, la « cérémonie » eut lieu. Les dix ou douze camarades se réunirent comme par hasard, de manière à faire écran entre nous et les autres. Au milieu de ce petit peloton bien serré, Lupetit et moi. Oh ! la préparation ne fut pas longue, mais enfin il y en eut une et la tête bien droite, ses yeux dans mes yeux, mon communiant reçut l’hostie.
Nous ne pouvions pas rester plus longtemps sans attirer l’attention et le petit groupe se dispersa insensiblement. Mais j’eus là une bien agréable surprise : parmi nos compagnons on s’était dit qu’une « chose » comme celle-là demandait qu’on fît des cadeaux au communiant. Et, sortis des poches, je vis ces cadeaux surprise : une cigarette, un biscuit vitaminé, une pomme verte. Hé bien ! l’or, l’encens et la myrrhe ne durent pas faire plus plaisir, quand ils furent offerts à Bethléem.
Hélas ! Lupetit n’est pas revenu des camps. Un wagonnet chargé de pierres dérailla et bascula sur lui. Il eut les deux jambes brisées, fut évacué. Direction inconnue.
Au camp de Neckargerach le typhus avait fait son apparition dès le début de septembre 1944. Les Reviers étaient pleins à craquer. D’autres baraquements avaient dû être intitulés « Revier » et pourvus, vaille que vaille, d’équipes de prétendus « infirmiers » . Ceux-ci n’avaient, il fallait s’y attendre, aucune ombre de formation professionnelle. Pendant ce temps, d’authentiques médecins continuaient à être envoyés au travail de terrassement. Mais comme il s’agissait de toucher une ration plus abondante, les « infirmiers » déjà en place faisaient appel à des camarades de leur nationalité, fussent-ils les plus ignorants en la matière.
Je fus contaminé assez tôt et j’eus la chance de survivre. Dans la période d’affaiblissement qui suit la crise décisive pendant laquelle on perd à peu près conscience de tout, on reprend lentement ses esprits et, comme on va le voir, pas toujours l’esprit de prudence !… Un beau jour je décidai qu’il n’y avait pas de raison que je ne reprenne la célébration de mes messes clandestines et qu’il suffirait que j’attende la nuit pour me glisser jusqu’à la petite table de l’infirmier russe qui couchait lui-même tout auprès. Bien mieux ! Je prévins dans la journée une dizaine de camarades catholiques, presque tous des Français, qui étaient dans la même Zimmer que moi, laquelle comprenait à peu près une quarantaine de malades. Dans ma pensée, ils ne devaient pas quitter leur place mais me suivre des yeux et attendre que je me glisse jusqu’à eux pour leur porter la communion s’ils la désiraient. Avant la nuit, j’obtins qu’un
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