Les sorciers du ciel
kilomètres à l’heure.
— Pour accroître la difficulté de l’épreuve, les Allemands ont imaginé des handicaps. Chaque condamné porte sur le dos un sac de sable de vingt kilos ; de plus, le parcours en demi-cercle est jalonné de plates-bandes rectangulaires, remplies de matériaux les plus divers ; dans la première de l’eau jusqu’à mi-cheville, dans la suivante, du terreau puis du sable, du gravier, des cailloux, etc. Les punis, comme des automates, marchent et chantent des hymnes nazis pour se donner du cœur au ventre. Tous portent sur leur uniforme, en plus du matricule, un énorme point noir sur fond blanc. Beaucoup en ont un rouge, ce qui indique qu’ils ont tenté de s’évader. Les autres, coupables de vol ou de troc illégal, ont le motif de leur punition inscrit dans le dos.
— Les premiers en ligne sont des Allemands, marcheurs endurcis, bandits de droit commun qui, même en prison, continuent leurs trafics louches et leurs rapines. Jugés dangereux, la Gestapo les a envoyés à la Straf Kompagnie comme entraîneurs, en attendant de les exécuter. Ceux-là sont tellement faits à ce genre de « footing » que pour rien au monde ils ne reprendraient leur travail dans un Kommando. Ils abattent leurs quarante-cinq kilomètres comme des robots et n’en souffrent pas. Ceux qui suivent sont de toutes nationalités. Ils ne chantent pas ; le masque contracté par l’effort, noirs de poussière et pleins de boue à chaque tour de piste. Les têtes de mort qui bordent le chemin de ronde les regardent de leurs yeux vides. Comme me le dira plus tard un Français qui y passa six mois : « Tu sais, il n’y a que les deux premiers mois qui comptent, après on tient le coup, un homme c’est pas grand-chose mais c’est solide quand même. »
L’abbé Giraudet, le quatorzième jour, fut affecté au block des prêtres.
*
À la fin de l’automne 1944, l’inspection des Camps de Concentration – dont le siège était à Oranienburg – ordonna le rassemblement général des prêtres à Dachau. Le block 15 d’Oranienburg ne fut pas évacué. Aucune explication satisfaisante ne peut justifier cet « oubli volontaire ». Au mois de février, les quarante-cinq religieux et pasteurs furent dirigés sur le camp de « convalescence » de Bergen-Belsen où sévissait une épidémie de typhus. Les quarante-cinq furent frappés. Malgré le dévouement du médecin français, G.L. Frejafon, quarante moururent en quelques semaines (94) .
Un seul prêtre avait réussi à éviter ce départ pour Bergen-Belsen : l’abbé Armand Vallée (95) . Venant du Kommando Heinkel, il était enfermé dans un block pour satisfaire au rite concentrationnaire de la quarantaine… mais au matin du 13 février, les S.S. raflèrent les blocks de quarantaine.
— Il neigeait (96) . On rassembla environ deux mille cinq cents hommes. Ils venaient de différents camps évacués. Ces hommes partirent à pied, en une longue colonne de cinq hommes de front, au pas cadencé. Ils allèrent jusqu’au quai d’embarquement de la gare d’Oranienburg. On les disposa le long du quai par groupes de cent dix, devant chacun des wagons à bestiaux qui formaient le train. Le groupe des Français dont faisaient partie le colonel de Dionne et l’abbé Vallée entra dans le même wagon. Il pouvait être 9 ou 10 heures du matin. Les S.S. dégagèrent un espace où ils s’installèrent et où ils placèrent un poêle ; ils firent de la cuisine. Ils étaient armés d’un gros gourdin. Le petit Juif qui était avec Dionne reconnut en eux les tueurs d’Auschwitz. Parmi les déportés, un certain nombre avaient été refoulés d’Auschwitz. Les déportés, serrés les uns contre les autres, ne pouvaient se tenir que debout. Ils n’avaient ni à manger ni à boire. La soif devint vite si ardente que ceux qui avaient la chance d’être contre les parois des wagons les léchaient pour se rafraîchir. Il faisait très froid, et la buée qui se dégageait de la masse humaine se condensait le long des parois. Il faisait sombre ; seule la lueur d’une lampe tempête éclairait l’intérieur du wagon. Le voyage dura un peu plus de trois jours. Le train alla d’abord vers le nord, puis à Weimar où il y eut un arrêt (le 14 au soir). Il arriva à Mauthausen le 16 février à midi. Le voyage fut effroyable : outre la faim, la soif et le froid, l’impossibilité de remuer… Une partie des déportés fut
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