Les sorciers du ciel

confession.
    — Très bien. Suivez-moi dans les W.C., je vais vous donner la Sainte Communion.
    — La Sainte Communion   !
    — Oui, le gardien du magasin où les S.S. entreposent les bagages de tous les nouveaux, est Hollandais comme moi… J’ai pu entrer dans le magasin et j’ai retrouvé la valise-chapelle de mon confrère. J’ai des hosties consacrées.
    — Et du vin   ? Si vous aviez pris le vin nous pourrions célébrer la messe.
    — Il n’y avait plus de vin dans la valise… Mais je crois que dans quelques jours nous en aurons. Les prêtres polonais qui ont été internés la semaine dernière doivent recevoir des colis truqués.
    — Truqués   ?
    — Oui, à double fond.
    — C’est ridicule, ils vont se faire prendre   !
    — Si, Dieu le veut   ! Nous avons déjà le calice. J’ai trouvé trop dangereux de sortir celui de la chapelle portative. Nous utiliserons cette boîte de sauce tomate. Elle a été décapée, limée, par un ami communiste dans l’atelier des voitures. J’ai terminé l’opération avec un polissage au sable fin. Ce soir le gardien du magasin m’apportera un missel. Espérons   !
    Les colis polonais se firent attendre deux mois   :
    — Alors ce double fond   ?
    — Il n’y en a pas, mais regardez quelle trouvaille   ! Pour tous les paquets le même procédé a été utilisé. Une plaque de pain azyme occupe tout le fond du carton   ; dans chaque coin le pain recouvre une minuscule ampoule de vin.
    Le soir même, étendu sur sa paillasse, au troisième étage, l’aumônier D. célébrait la messe et consacrait dans une boîte de pastilles « Salmon » , près de cinquante hosties. Certaines n’avaient que trois ou quatre millimètres de diamètre (90) .
    *
    Jean se meurt au Revier IV. Il est de Caen comme le docteur Marcel Leboucher qui tente l’impossible pour le sauver   :
    — Docteur, si je pouvais recevoir la communion des malades…
    Le médecin ne répond pas. Il sait, pour avoir lui-même communié le dimanche précédent, que l’aumônier D. possède des hosties. Mais comment faire rentrer le prêtre dans le Revier   ? Acceptera-t-il   ?
    — Mais bien sûr, allons-y   !
    — Non attendez   ! Le médecin-chef est un droit commun qui raconte tout aux S.S.
    — On verra bien   !
    La porte. Le couloir et… le médecin allemand surgit   :
    — Que faites-vous là   ?
    L’aumônier sourit   :
    — Soyez sans inquiétude   : nous apportons au jeune ami de Marcel Leboucher une pastille qui ne contrarie pas le traitement que vous avez institué.
    Le prêtre montre un tube d’aspirine.
    — Donnez-moi ça   !
    Leboucher s’empare du « ciboire »   :
    — Nous ne restons que quelques minutes à son chevet.
    — D’accord, mais en échange, il faut que vous « m’organisiez » une paire de lunettes teintées contre le soleil.
    Jean communia.
    Il mourut le surlendemain (91) .
    *
    L’abbé René Giraudet (92) marche… un pas, un autre. Petits pas. Grands pas. Un saut, des sauts. Du sable, des cailloux, de la boue, des flaques. Ciment, mâchefer, pavés, gravier, asphalte, terre. Poussière. Soif. Sueur. Il faut courir. Rattraper les autres. Un pas, mille autres. Combien   ? Peut-être cinquante mille pas… Peut-être soixante mille. Il faut marcher quarante-cinq kilomètres. Marcher. Le pas passé, le pas présent, le pas futur. Les mêmes qu’hier   ; les mêmes que demain. Encore.
    La Straf Kompagnie, la compagnie disciplinaire, rode les brodequins qui vont chausser les combattants du Grand Reich. Le déporté casse les empeignes, les contreforts, les quartiers, les tiges, les semelles, les talons, les talonnettes et les ailettes. La chaussure est un monde, la chaussure est le monde. Là-bas, du côté de la guerre, Frantz, Hermann et Fritz iront à la mitraille le pied dispos. Pied sans ampoule. Pied sans oignon. Pied sans cor, durillon ou œil de perdrix. Pied victorieux   ! Pied glorieux   !
    L’abbé Giraudet marche. Il n’est pas puni. Il s’est trouvé sous le doigt du Kapo   : « Toi… Toi   ! », par hasard, à la fin de l’appel du block de quarantaine. Le Kapo avait cinq paires de chaussures en trop   !
    — Tous (93) les jours, par tous les temps, ils marchent de 7 heures du matin à 5 heures du soir. À midi une pause d’une heure leur est accordée. La distance parcourue en une journée correspond à quarante-cinq kilomètres environ, à une allure moyenne de cinq à six