Les sorciers du ciel
devais me présenter le lendemain à l’arbeitsstatistik. Toute la nuit, j’appréhendai la réaction de mon Kapo. Je le savais très susceptible, autoritaire, méfiant et jaloux. Au réveil, je lui présentai mon billet. Il prit la chose de très haut ; ma démarche de la veille avait déjà été mouchardée. Il me dit ceci : « Ah ! tu es allé te plaindre sur mon compte (il faut croire qu’il n’avait pas la conscience tranquille), je t’assommerai quand tu reviendras. » Dans la suite, je n’ai pas oublié ce mauvais sujet, j’ai profité d’une circonstance favorable pour glisser son numéro dans la liste d’un transport pour Kleinbodungen.
— En dehors de mes fonctions d’interprète, j’aidais le détenu chargé de dresser les nombreuses listes de l’affectation, de la mutation des Kommandos, du contrôle journalier des malades, des entrées et sorties du Revier et, enfin, des pauvres et innombrables morts. Contrôle sérieux car c’est de l’exactitude de ces listes que dépendait l’accord à l’appel du soir, et la durée de ces stationnements que les survivants n’oublieront jamais plus. Deux mois après mon entrée, je remplaçai le camarade que j’aidais et qui fut renvoyé à la suite de difficultés avec le Kapo.
À ce poste de « responsabilité » et de « confiance », Alfred Birin exerça un véritable apostolat :
— Il avait accès (136) à toutes les parties du camp. Ainsi, il put apporter le précieux concours spirituel de son ministère à bien des agonisants et aussi réconforter des camarades physiquement et moralement déprimés et qui reprirent courage ; ainsi, put-il distribuer, clandestinement aussi, ces soupes salvatrices qui réconfortaient le corps et l’esprit car la solidarité – dans ce monde féroce – était si rare qu’elle était exaltante, ainsi pouvait-il par le maniement des « fiches de travail » dont il avait la disposition, éviter à bien des nôtres des affectations aux « Kommandos de sacrifices » ou aux « transports malades » qui valaient condamnation sans appel et j’en passe…
*
L’abbé Jean-Paul Renard veille dans son bureau du tunnel. La porte s’ouvre brutalement. Un lagerschütze (137) entre :
— Vide tes poches !
L’abbé s’exécute le cœur battant.
— Par inadvertance (138) il a gardé sur lui le Seigneur au lieu d’avoir déposé, comme d’habitude, la boîte à cirage-custode sur la table, sous une feuille de papier. Un couteau, un bout de chiffon, une seconde boîte à cirage vide (celle-là) sont sortis avec lenteur. Le lagerschütze plonge la main dans la poche et la retourne. Dépité de ne rien trouver d’autre : « Ouvre ta veste. » Une prière ardente monte : « Mon Dieu, à Vous de Vous défendre ! » et la veste est déployée. Tranchant par sa couleur bleu foncé sur les rayures du costume bleu clair et gris, la poche s’étale largement retenue par une épingle de sûreté. Elle appelle l’œil avec insolence. Le lagerschütze ne voit rien, palpe deux fois le corps de sa « victime » puis s’en va.
— L’espionnage continuel appelait des cachettes inédites : creux de la main, bordure de la casquette, ourlet entre les boutonnières de la veste, poche à l’intérieur de la manche de chemise et même la chaussure. Au moment de « passer » au baquet de désinfection précédant la douche, le « porteur de Dieu » qui avait dissimulé son précieux dépôt au creux de sa main devant les « dévaliseurs » placés à la porte de la salle, lançait sa boîte-custode au fond de l’une de ses chaussures, la déposait le long du mur, se plongeait dans la cuve, en ressortait bien vite et ne cessait, pendant toute la douche, de surveiller son « trésor » de peur d’un « comme ci comme ça », c’est-à-dire d’un vol.
*
Août.
L’abbé Gérald Amyot d’Inville traverse le camp avec, sur le dos, un lourd panneau de bâtiment quand, sous ses yeux, un de ses compagnons chancelle. Gérald s’arrête, pose son fardeau pour lui porter secours. Mais le S.S. accourt, lève sa matraque pour frapper l’homme à terre.
— Saboteur !
Aussitôt, sans une hésitation, l’abbé Amyot lève, lui, sa main nue et trace le signe de l’absolution. Le S.S. se précipite :
— Curaillon ! Corbeau ! Sorcier du ciel !
Gérald s’effondre sous les coups :
— Mon Dieu, que votre volonté soit faite.
Le S.S. note
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