Les sorciers du ciel
serais probablement pas sorti vivant. Nous ne savions pour ainsi dire rien de ce qui se passait.
— La veille de Pâques, il y eut à Nordhausen, à sept kilomètres du camp, un terrible bombardement. Le 2 avril au matin, nous voyons avec surprise, par notre petite lucarne, les S.S. démonter la potence et en jeter les morceaux à droite et à gauche. Ils détruisaient les témoignages de leur cruauté.
— Vers midi, nos cellules s’ouvrent brusquement et on nous jette à chacun une boîte de conserves et une boule de pain. Ignorant tout des événements en cours, cette générosité subite nous laissa quelque peu ahuris… (147) .
Dora…
Par tes travaux forcés, sans amour et sans foi,
Tu voudrais être enfer pour chaque matricule,
Tu n’en seras jamais qu’un triste vestibule,
Car l’enfer est sans Dieu, et Dieu habite en toi (148) .
« Dieu habite en toi. » : de novembre 1944 à avril 1945 les prêtres de cette paroisse concentrationnaire offrirent dix mille hosties consacrées. Dix mille communions ! Quatre cent cinquante par semaine…
Pour conclure ce chapitre, écoutons une dernière voix : celle de l’abbé Francis Schwertz, déporté à Dora, le 27 juin 1943. Arrêté à Chamalières dans le Puy-de-Dôme, il se préparait à recevoir, six jours plus tard, l’ordination sacerdotale. Il avait vingt-trois ans.
— Je me suis (149) dit ceci : Seigneur, tu viens d’exaucer la prière que je t’adressais depuis mon diaconat : mieux connaître les hommes et leur vie. Eh bien ! tu me donnes là une occasion unique et inattendue. Sortirai-je vivant de cette mésaventure, je n’en sais rien ? Toujours est-il que si tu veux que je sois prêtre un jour, tu sauras bien me tirer de cette situation. Tu as permis que j’en vienne là ! Que ta volonté soit faite !
— … Je puis affirmer, sans la moindre hésitation, que ce passage à l’usine souterraine des V-1 et des V-2 fut pour moi une épreuve terrible, certes, mais un terrain de probation tant pour ma personnalité croissante que pour l’éclosion de ma vocation sacerdotale.
— Aux plus sombres journées de travail sur les V-2, aux plus dures épreuves de l’âme et du corps, aux plus crucifiantes heures de l’amertume et du découragement, tout à coup la présence de Dieu se faisait plus visible et plus sensible. Comment exprimer cette expérience si intérieure et si délicate, si profonde et si mystérieuse à la fois… ?
— Je crois pouvoir dire que jamais, dans ma vie, je n’ai vécu autant en présence de Dieu qu’à Dora. Je me surprenais à chanter le « Salve Regina », au milieu du tintamarre assourdissant des perceuses électriques et du rivetage des coques des V-2.
— Un jour, un homme d’un certain âge vint me trouver et me confia qu’avant sa déportation il ne croyait ni à Dieu ni à Diable. Or, depuis sa présence à Dora, il ne cessait, lui aussi, de penser à Dieu. Il ne s’expliquait pas lui-même comment cette pensée avait pu prendre naissance dans son cœur, alors que, pour beaucoup d’autres, la situation injuste qu’on nous faisait subir était, au contraire, occasion de haine et de désespoir. Quant à moi, je pense que le fait de pouvoir rencontrer l’abbé Jean-Paul Renard d’une manière irrégulière, de pouvoir recueillir les hosties consacrées qu’il avait pu fabriquer lui-même, contribuait énormément à me garder dans l’espérance et dans la foi au Seigneur. Quelle force de pouvoir garder sur soi, au mépris de toutes les « Läusenkontrolle » (contrôle des poux) et de toutes les désinfections (occasions de nous piller), le Seigneur eucharistique ! Quelle joie austère, à l’exemple des premiers chrétiens aux catacombes, de pouvoir distribuer aux compagnons de misère le viatique des « mourants en sursis » que nous étions tous !
— Que dire de l’amitié si spontanée qui nous liait les uns aux autres, et qui me permit bien des fois d’avoir des échanges spirituels avec certains camarades se disant athées, mais qui, au fond de leur être, étaient littéralement dévorés par la soif de connaître le Christ dont ils étaient devenus l’image inconsciente. Je me rappelle tel camarade de Paris que je revois assez souvent, aujourd’hui encore, me demander un jour : – « Dis donc, tu ne pourrais pas me raconter la vie de Jésus ? » – Plus jamais, depuis lors, quelqu’un ne m’a posé
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