Les sorciers du ciel
heureux de communier. Nous arrivons à 22 heures. Il faut d’abord passer aux douches et à la fouille. On nous fait déshabiller dehors. Je serre la boîte sous mon bras. Je regarde à l’intérieur des douches. Les S.S. fouillent tout le monde, dans la bouche, le nez, et jusque dans l’anus. Que faire ? Je consulte l’abbé Bouillier qui est avec moi. « Ils vont, me dit-il, les profaner, il vaut mieux les consommer. » Alors, tous deux, dans la nuit, tout nus, nous communions aux trente hosties en silence.
— Kaltenkirchen (178) a été un Kommando très dur. On souffrait du froid, de la faim, des coups, de la fatigue. Nous sommes presque tous descendus à quarante kilos. Nous étions deux prêtres : l’abbé Besançon et moi ; un séminariste : l’abbé Menouillard mort à Bergen-Belsen et un novice bénédictin, pour deux à trois mille déportés, avec dix heures de terrassement par jour. Il fallut s’ingénier pour donner l’absolution aux mourants, car souvent ils tombaient en plein travail. Après maintes démarches, il nous fut permis d’entrer à l’infirmerie pour les malades qui nous demandaient. Cette permission ne nous fut accordée, en fait, qu’une fois. Nous usâmes alors d’un autre stratagème : l’interprète, un Belge, nous avertissait quand il y avait des mourants, et nous leur donnions l’absolution par la fenêtre qu’ouvrait un instituteur.
— Nous nous réunissions pour prier le dimanche soir à la menuiserie, ou le matin, quand il y avait eu des morts dans la nuit. Nous avions planté de petites croix sur les tombes, mais un S.S. les fit enlever disant : « C’est du bois inutile. » Pour aller au travail, nous faisions environ quatre kilomètres à pied sous la pluie ou la neige (on était en décembre et près de la Baltique). En marchant, nous récitions les prières de la messe par cœur. Nous n’avions ni consécration ni communion, mais notre Offertoire était beau parce que dur. Chacun offrait son travail de terrassement sous la pluie, le vent, la neige, les habits trempés et la faim au ventre qui nous tenaillait encore plus que la dysenterie. Un jour, pendant que j’étais parti au travail, des S.S. étaient venus au block 3 et avaient encouragé ceux qui étaient restés à s’engager dans la S.S., faisant miroiter toutes sortes d’avantages. Aucun n’avait donné de réponse. Quand je rentrai le soir, les camarades du block se groupèrent autour de moi, m’exposèrent la proposition, me demandant mon avis. Je réfléchis quelques instants, me souvenant du texte de Tacite : « Germani nati ad praedam et mendacium : Les Germains sont nés pour piller et mentir. » Alors, élevant la voix, je leur dis : « À mon avis il n’y a qu’une réponse à faire, c’est : merde. » Tous furent de mon avis.
— Le dimanche, le travail durait jusqu’à 14 heures. Les gens du pays se dirigeaient vers le centre du village. Un déporté demanda un jour à un gardien s’ils allaient au culte protestant ou catholique. Il lui fut répondu : « Au culte du parti. » Je compris alors pourquoi les enfants allemands ont parfois craché au visage des déportés. Ils ne l’avaient pas appris sur les genoux de leur mère.
— Un soir, le commandant de Kaltenkirchen m’appela dans son bureau avec l’abbé Besançon et nous dit : « Demain matin retour à Neuengamme. » « Pourquoi ? » demandais-je. « Nicht », fit-il en passant sa main devant son cou, ce qui signifiait : ce n’est pas pour être pendus. C’était déjà réconfortant. Nous laissâmes à regret, malgré la souffrance, ce Kommando qui allait être désormais sans prêtre et qui devait finir atrocement dans l’épuisement presque total, sans savoir ce qui nous attendait. Après huit jours, à Neuengamme, nous partîmes environ soixante prêtres pour Dachau, enfermés dans un wagon à bestiaux. Nos affaires nous accompagnaient, et la nuit, nous récupérâmes subrepticement nos bréviaires. Il faut avoir été privé de son bréviaire pour comprendre notre joie de le retrouver et de pouvoir dire ensemble les prières de l’Église, aux oreilles même des S.S.
CHAPITRE XVIII
DACHAU : LE CAMP DES PRÊTRES
— Allez avance !
Coups.
Pieds. Poings. Crosse de fusil.
— Plus vite ! À genoux… debout !
Fritz Seitz glisse sur la glace qui recouvre la route de Dachau.
— Puisque tu ne tiens pas debout, rampe…
Il
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