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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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fallu de peu pour que ce soit moi qui l’aie ! Moi, j’aurais su m’en servir.
    — Mais de quoi parlez-vous ?
    — Tu veux que je te mette les points sur les i  ? Une mince monographie, mi-vélin, mi-papier chiffon, à la couverture marbrée de rouge et bleu. Je sais qu’elle est passée entre tes mains, Larcher a craché le morceau.
    — Le morceau ?
    — Ton nom, ballot ! Souviens-toi, une semaine avant la Saint-Sylvestre tu as débarqué chez lui et tu as raflé ce qui devait me revenir.
    — Je n’ai rien raflé ! Je lui ai acheté un lot de gravures de chasse et de vieux papiers, je les ai collectés dans une toile, je n’ai pas fait le tri.
    — Mon œil ! Il y a un bout de temps que je t’épie, j’ai même retourné ton étalage de fond en comble. L’aurais-tu monnayé à la grosse, par hasard ?
    — La grosse ? Quelle grosse ?
    — C’est ça, joue les imbéciles, la grosse folle de la rue Pierre-Lescot, c’est une adepte de tes boîtes, tu ne connais qu’elle !
    — Je vous assure, vous faites erreur.
    — Menteur ! Décide-toi, vite ! Tu la lui as vendue, oui ou non ? Parce qu’avec toi il n’y a pas de petit bénéfice, tant qu’à faire, autant que ça rapporte, hein ?
    Tassée près de son étroite fenêtre au rideau à rayures, la vieille détaillante de légumes assistait sans comprendre à la scène. Elle eût voulu en voir davantage, mais son matou choisit cet instant pour réclamer sa pâtée.
    Brusquement, une pique transperça Georges Moizan de part en part. Le visage empreint de stupeur, il oscilla et s’effondra. D’un mouvement pivotant, la pique fut extirpée de sa poitrine, essuyée avec un mouchoir, puis rejetée sur le tas de ferraille où elle avait été saisie. Rapidement, des mains explorèrent les vêtements du mort, subtilisèrent trousseau de clés, portefeuille et calepin. Deux bras se glissèrent sous les aisselles du cadavre qui fut traîné au premier étage. Après plusieurs essais, la bonne clé s’introduisit dans une serrure. Le corps de Moizan disparut à l’intérieur d’un logement dont la porte se referma.
    Quand la vieille reprit son guet, son chat mastiquait et la cour était vide.
    1 - Gros livres, dans l’argot des bouquinistes.

Chapitre IV
    Nuit du 9 au 10 janvier
     
    Il avait fallu attendre que la vieille du rez-de-chaussée ait récupéré son matou et fermé ses volets avant de pouvoir quitter l’appartement de Moizan. Les recherches sur place n’avaient rien donné : une majorité d’ouvrages consacrés à la chasse, des gravures, quelques documents notariés datant du Premier Empire.
    Les cierges d’un chandelier dansaient sur un calepin vert, un trousseau de clés, un portefeuille alignés sur le manteau d’une cheminée. Le portefeuille contenait un permis de stationner sur les quais de la Seine, une quittance de loyer, la photo de trois hommes et de deux femmes attablés à la terrasse d’un café : La Frégate , un ticket de chemin de fer aller-retour en troisième classe Paris-Caen.
    Le calepin vert était neuf, seules les trois premières pages portaient des notes :
    26 décembre 1897. Chez cette canaille de Larcher. Achat pour quatre-vingt-dix francs : bonne affaire, jolie monographie mi-chiffon mi-vélin (quatre pages originales qui doivent dater du XVI e  siècle pour mon acquéreur habituel), plus magnifique trouvaille de deux gravures rehaussées à la main provenant de l’ Histoire naturelle des singes et des makis , de Jean-Baptiste Audebert. Décidément l’équarrisseur n’y connaît pas grand-chose. Le reste : de la drouille bradée à l’Odeur.
    6 janvier 1898. Mme Lacarelle fidèle au rendez-vous. Aucune difficulté à lui monnayer la monographie. Payée rubis sur l’ongle. Également vendu à M. Lebeau les gravures d’Audebert. Non seulement je me suis remboursé de mon achat chez Larcher, mais j’ai réalisé une plus-value de quarante-cinq francs, le reliquat du lot est tout bénéfice. Froid sec. Il a gelé cette nuit, mes cadenas étaient grippés.
    8 janvier. Branle-bas sur le quai. Un nouveau s’installe. Méfiance, c’est un ancien flic. Je pars demain pour Caen, j’y séjournerai quatre ou cinq jours. Bottier et Le Flohic sont jaloux. Fulbert me tanne pour avoir sa perle rare, laissons-le tirer la langue, ça lui fera les pieds. Angélique Frouin devrait s’occuper de ses matelas, la vie serait chouette sans voisin ni traîne-savates ! Au retour, penser à

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