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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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j’ai les moyens. Mes pauvres reins ont bien du malheur. Ah ! On peut dire que j’ne me suis pas ménagée avec les ménages ! »
    Elle pouffa, s’installa devant sa tasse, engloutit une tartine et considéra la gravure sous verre représentant le général à cheval sur un destrier.
    — Bonjour, Georges, tu me réchauffes le sang, coquin ! récita-t-elle selon le rituel quotidien.
    Elle s’abstint de débarrasser, passa un manteau de laine, s’enroula un châle autour du cou, s’enfonça un bonnet sur la tête, prête à se colleter avec la bise et le grésil au sortir de sa maisonnette sise rue Pierre-Lescot.
     
    Déjà à son poste sous le porche de l’église Saint-Eustache, le faux aveugle, désigné sous le sobriquet de « père Mirette » par les habitants du coin, tendait sa sébile. Ses seules protections contre les frimas tenaient en un litre de rouge et un grand panneau en bois où étaient punaisés des morceaux de papier griffonnés. L’homme les relisait, histoire de tuer le temps.
    — On recherche une apprentie passementière, un garçon de recette, une petite main giletière, des ouvriers sachant ganser. On demande un serveur capable d’ouvrir les huîtres, un cocher, des jeunes filles de treize à quinze ans pour aider dans un atelier de plissage, payées un franc… D’la chair à pâté, oui, voilà c’qu’on demande, des esclaves qui s’ront broyés et balancés sur le macadam : des épluchures. Vive le travail indépendant !… Peste ! V’là la bourrique à galoches ! Pourvu qu’elle me bassine pas avec son Boulanger !
    Il fila reprendre sa faction.
    Philomène déchiffra à son tour les annonces.
    — Des huîtres, si c’est pas une dégoûtation, on dirait d’la gelée, mais d’la gelée salée, et côté rassasiement c’est zéro. Alors, père Mirette, la journée commence bien ? cria-t-elle au mendiant.
    Il se ratatina et gémit.
    — M’en parlez pas, j’suis dans la panade, le matin, c’est que des grenouilles de bénitier, elles sont rapiates. J’en ai ma claque de la sauter. Quelle mistoufle ! J’suis qu’une loque piétinée par le mauvais sort, ça n’a rien d’épatant !
    — Vous vous rattraperez à la sortie des vêpres. Tenez, je vous mets deux sous, rangez-les en vitesse. Et gardez confiance. Des épreuves, on en subit tous. Souvenez-vous de l’infortuné général. Il est mort, lui, tandis que vous, vous êtes vivant.
    — J’en ai d’la chance, marmonna-t-il en se rencognant sous la saillie du chevet de Saint-Eustache.
    — Quand vous sentez que la foi vous quitte, sifflotez donc En revenant de la revue , ça vous ravigotera !
    Philomène pénétra dans l’église où elle éprouvait toujours l’impression d’être une naine sous la nef imposante. Les décorations murales des vingt-quatre chapelles la ravissaient, mais, en dépit de leur beauté, elle affectionnait en particulier le tombeau de Colbert, et ce fut face à lui qu’elle s’agenouilla. Elle entonna en elle-même le refrain de sa chanson préférée :
    Gais et contents
    Nous étions triomphants
    En allant à Longchamp,
    Le cœur à l’ai-ai-ai-se…
    Elle exprima sa reconnaissance tant à Colbert qu’à Boulanger de lui avoir permis de noter les merveilleuses recettes consignées dans le Traité des confitures prêté par son ami Euphrosine Pignot, elle se releva, se signa et se dirigea vers le chœur près duquel elle alluma un cierge à la mémoire de son défunt cousin et du général. Elle se prosterna ensuite aux pieds d’une statue de la Madone.
    — Je vous salue Marie, pleine de grâce…
    La suite de sa prière se mua en une recette récemment découverte, la confiture d’abricots secs.
    « Tremper quelques heures deux kilogrammes de fruits dans quatre litres d’eau, que votre nom soit sanctifié , verser le tout dans le chaudron avec trois kilogrammes de sucre, le fruit de vos entrailles est béni , quand le sirop est en ébullition, que votre règne arrive , après cuisson, mettre en pots, amen . Pardon, sainte mère de Dieu, les confitures, c’est mon péché mignon, je réciterai dix ave à la prochaine messe, donnez-nous aujourd’hui … »
    Les souliers bruns contournèrent le bénitier. Il y avait deux fidèles en pâmoison devant le chœur et le faux aveugle de la pointe Saint-Eustache rôdait autour des troncs. Quant à la Boulangère, elle était là, dans les profondeurs de l’église.
     
    Lorsque Philomène émergea à

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