Les souliers bruns du quai Voltaire
brasero accolé à une succession de sacs débordant de lentilles volées par des moineaux. Elle constata ainsi le manège d’un inspecteur en civil tournicotant autour d’une des prostituées, une demi-portion aux yeux de chèvre et à la bouche en cœur.
« Celle-là, elle a dû délaisser sa famille, des chiffonniers ou des fabricants de fleurs artificielles qui l’obligeaient à manier un pinceau à colle. Un souteneur l’a embarquée et maintenant ça va être ce cogne, un émissaire du poste de la rue Berger, probable. »
Non loin d’une colonne métallique, un garçon boucher était en grande conversation avec un rétameur égaré dans l’immense marché.
— Le combat social, moi je m’en tamponne, d’ailleurs j’travaille « intermittemment », c’est un choix de vie.
— Moi, c’est kif-kif. J’vais sans doute lâcher la viande pour écouler un stock de lacets qu’un de mes oncles m’a légué. Je me suis pensé que…
Toujours suivie à son insu, Philomène Lacarelle s’engagea rue Baltard, voie non construite qui divisait les pavillons des Halles. Elle atteignit la pointe Saint-Eustache et un lacis de ruelles déjà éveillées.
— Frisquet, hein ? jeta-t-elle à un bougnat calfeutré derrière ses litrons de vin rouge.
— Ça vaut mieux, m’dame Lacarelle, car qui voit à Noël les moucherons, à Pâques verra des glaçons !
— Pour sûr, il a raison, marmonna-t-elle en tournant la clé dans la serrure. Je suis veinarde d’avoir pu acheter ce palais rien qu’à moi. Je lui s’rai jamais assez reconnaissante d’avoir cassé sa pipe, au cousin Antoine. Ouf, il était temps, j’ai le dos scié en deux !
Elle déposa son cabas sur la table de la cuisine et se versa une dose de xérès, luxe qu’elle avait toujours envié aux riches.
« Ça va, une vraie chaufferette dans le burlingue. J’suis flapie mais pas question de roupiller, j’ai du boulot ! »
Elle s’alloua une récréation sur le tabouret près du poêle et feuilleta un de ses précieux livres de cuisine.
« Voyons, par quoi commencer ? La confiture de marrons ? Enlever la première peau. Faire bouillir dans une casserole émaillée et couverte. Ôter la deuxième peau. Peser la même quantité de sucre que de marrons. Mettre une gousse de vanille… Flûte, j’n’en ai pas ! Le potiron, alors ? Pour trois kilogrammes de potiron bien épluché ajouter deux kilogrammes et demi de sucre, un bâton de vanille… Décidément, la vanille est un ingrédient indispensable. Zou, à chaque jour suffit sa peine, je m’en tiendrai aux abricots secs. »
Les souliers bruns firent le tour de la maisonnette qu’un étroit boyau séparait des immeubles mitoyens. Une seule manière de s’introduire dans les lieux sans attirer l’attention : découper au diamant une vitre donnant sur l’arrière-cour et permettant d’accéder à la chambre à coucher.
Le ciel plombé s’obscurcit à tel point que les alentours furent noyés d’ombre.
Dans une cage dorée, deux perruches voletèrent en pépiant tandis que les souliers bruns progressaient sur le tapis.
Philomène était satisfaite. Elle n’avait cessé de remuer avec une spatule en bois le mélange eau, sucre, abricots dans le chaudron de cuivre sur la cuisinière. Elle écuma et, pendant que l’épais sirop reposait, alla chercher des récipients vides dans le placard qui leur était réservé.
Elle désirait que ses confitures soient des œuvres d’art gustatives et esthétiques. Il convenait donc que les pots, traqués chez les brocanteurs, aient un aspect de verre bien taillé. Elle en sélectionna une vingtaine aussitôt alignés. Elle prépara autant de ronds de papier blanc enduit de glycérine rectifiée – produit qu’elle jugeait infiniment préférable au cognac sucré – afin de les poser à même les confitures avant de clore les pots. Ne pas oublier le rouleau de ficelle et les étiquettes calligraphiées à l’encre violette.
« Une cuillerée pour Colbert, une cuillerée pour Georges, une cuillerée pour la sainte mère de Dieu… »
Les vingt pots furent emplis de la succulente purée orange, scellés puis placés sur une desserte.
« Hum ! ça sent bon. Tu vas pouvoir gratter les restes et te régaler, ma petite Philomène, tu l’as mérité ! Mais d’abord, nourrir Titine et Fifi. »
Elle repoussa sa chaise et se dandina jusqu’à sa chambre à coucher située de l’autre côté d’un
Weitere Kostenlose Bücher