Les souliers bruns du quai Voltaire
de trouver boutique ouverte, nous faisons l’inventaire, repartit Victor en descendant prudemment de son perchoir. Vos ratiers courts sur pattes ont contracté la rage ?
— Des ratiers ? Oh, monsieur Legris ! Excusez-les, ils sont juste un brin énervés, je les ai emmenés au Père-Lachaise rendre notre visite mensuelle au tombeau de cette pauvre Blanche de Cambrésis. Quelle fin atroce, mourir brûlée vive dans l’incendie du Bazar de la Charité ! Quand je pense que son époux entretient cette femme impudique qui n’hésite pas à révéler son anatomie sur une scène de théâtre ou dans des bandes cinématographiques !
— Est-ce une allusion à l’archiduchesse Maximova ?
— Archiduchesse ? Elle ne l’est plus ! Son mari, colonel de la garde équestre de Nicolas II, en a eu assez d’être la risée de tous à cause de la débauche de cette… de cette…
— Gourgandine ? suggéra Victor.
— Oh, monsieur Legris, jamais je n’aurais osé user de ce qualificatif ! Une demi-mondaine, oui ! Mais ce n’est pas ce qui m’amène.
Elle brandit L’Illustration , exercice périlleux car ses chiens se tortillaient pour regagner leur liberté, et, volubile, expliqua :
— Depuis des mois je recherche un roman paru en feuilleton, Invincible charme , de…
— Inconnu au bataillon, répondit Victor en bâillant.
Sans se décourager, Raphaëlle de Gouveline lui infligea la revue de presse.
— C’est l’histoire d’un officier de chasseurs à pied, Jean Valjean…
— Vous êtes sûre ?
Elle ajusta ses bésicles.
— Oui… Non… Aucune importance. Donc, ce Jean est sur le point d’épouser Odette de Ribeyran quand il découvre que le père de la jeune fille, le marquis de Ribeyran, est aussi le sien.
— Quelle ânerie ! Qui s’est permis d’éditer ce micmac ?
— Lemerre. La suite est sublime ! Lorsque l’officier dément cet affreux secret, la vérité devient une réalité encore plus terrible : l’officier de chasseurs à pied est le fruit des amours d’une des amantes du marquis et d’un officier prussien !
— Aïe ! je redoute l’incident diplomatique. À mon regret, nous ne possédons pas ce chef-d’œuvre.
— Mais il suffit de téléphoner à la maison d’édition ! M. Mori saura comment procéder, je vais l’attendre.
— Il est en Angleterre avec ma belle-mère.
Raphaëlle de Gouveline rougit, jeta plutôt qu’elle ne posa ses chiens à terre, raccourcit leurs laisses, rassembla ses jupes et, sans l’enfiler, saisit son manteau. Elle se heurta à un grand homme à costume de velours noir et feutre à la Van Dyck qui faillit l’étreindre et écopa d’un soufflet.
— Quelle mouche a piqué cette nymphe mûrissante mais toujours appétissante, Legris ?
— Laumier ? Ma parole, vous avez bu ?
— Rien qu’un ballon de sancerre, histoire de prendre les vessies pour des lanternes. Figurez-vous que Mimi et moi on a quitté la Butte à l’aube, cloche de bois et tutti quanti , numéraire inexistant, économies ratiboisées par Dufayel ! On a dit adieu aux dettes, aux meubles et aux frusques, la Mimi, elle en chialait. On est montés dans une charrette que notre voisin de la rue Lepic, Charles Léandre, un as des portraits charges, a loué avec Émile Goudeau et Fernand Pelez, ses poteaux du Cabaret des quat’zarts , et on a roulé jusqu’au quai d’Orsay, loin, loin, bien après le bain Deligny, c’est quasiment la campagne.
— J’avais cru comprendre que vos toiles de nouveau-nés se débitaient à tire-larigot.
— Les bourgeois préfèrent les représentations photographiques du lardon tout nu, à plat ventre sur une peau de bête.
— Vous êtes sans logis ? Si je peux vous aider… avança mollement Victor.
— Ça, c’est rudement chic, pour l’instant on survit. Une relation de la maison militaire du président Félix Faure nous a trouvé un gîte provisoire dans une des écuries officielles, un cagibi sans confort, on risque d’être aromatisés au cuir, à la cire et au suint, mais il a promis de nous dégoter une vraie piaule dans un des ateliers de réparation qui jouxtent les selleries et les remises. Et, qui sait, peut-être un appartement d’officier se libérera-t-il un jour prochain ? On serait logés aux frais de l’État. Je ne compte pas m’enliser dans la purée, les astres me sont favorables. Évidemment, je ne dirais pas non à un apport financier qui gonflerait mon
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