Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
Vom Netzwerk:
portefeuille et mon moral… Je ne sens pas le crottin, j’espère ?
    Impassible, Victor glissa un billet bleu dans un exemplaire défraîchi des Fleurs du mal et l’enfonça dans la redingote de Laumier.
    — Baudelaire, ah ! mon poète de prédilection, mille mercis, Legris, édition rare agrémentée d’une illustration dont je vous sais gré. À un de ces quatre !
    — Serviteur, dit Victor. Joseph ! Où vous camouflez-vous ?
    — Je suis là-haut. Je peux descendre ? Les cadors ont filé ? cria Joseph.
    — Accourez, je me sentirai moins seul ! Qu’est-ce que vous avez ? Quelle binette !
    — Maman est souffrante, je l’ai raccompagnée rue de Seine.
    — Il fallait rester avec elle.
    — Ce n’est pas grave, du surmenage, Iris veille au grain. Dites, vous avez vu, on a assassiné un libraire en chambre la nuit du Nouvel An. Il était saucissonné avec de la ficelle et lardé de coups de couteau. Vous le connaissiez ? Il s’appelait Sosthène Larcher.
    — Non. Joseph, je vous soupçonne de fuir le domicile conjugal où Pignot junior se complaît à épuiser votre mère et votre épouse. En ces circonstances, il vous est loisible de vous reposer chez Kenji.
    — Je ne suis pas en sucre, tout de même !
     
    Le sucre ? L’idée se dérobait, palpitait, jouait aux gendarmes et aux voleurs avec le bon sens.
    Le cadavre de Georges Moizan gisait sur des piles de livres. L’aléa était de taille, le corps ne rentrerait jamais là où il avait été projeté de le déposer, il fallait prendre des dispositions.
    L’idée jaillit, claire, lumineuse : le sucre ! Quoi de mieux pour masquer un début de putréfaction ?
    Extrait du cabas, un premier pot de confitures fut retourné. Son contenu se répandit lentement sur la poitrine du mort. Rouge… Fraise.
    Un deuxième, un troisième suivirent.
    Jaune… Citron. Orange… Abricot.
    L’opération dura à peine dix minutes. Les vingt pots étaient vides. Georges Moizan, figé sous la marmelade, avait l’aspect d’un gisant polychrome.
    Une pendule sous globe posée sur la cheminée sonna la demie de quatre heures du soir.
    Dans la cour du Dragon, une voix aigre s’éleva :
    — Lustucru ! Lustucru ! Viens voir mémère, carogne, c’est l’heure du miam-miam.

Chapitre VI
    Mercredi 12 janvier
     
    La journée s’annonçait clémente. Amadeus s’étira paresseusement sur un banc. Voltaire statufié planait au-dessus de lui, protégé par les pigeons du voisinage. C’était un bel endroit pour lézarder en observant le va-et-vient des flâneurs aux étalages des bouquinistes. Il ne tarda pas à se livrer à sa marotte qui consistait à effeuiller en pensée les promeneuses. Certaines ressemblaient à des arbres de Noël richement décorés. Il se prit à sourire, ces femmes lui évoquaient les créatures extravagantes qui, sous le règne de Louis XV, se faisaient confectionner des dessous de jupe montés sur des cercles de jonc liés par des rubans : les paniers, dont plusieurs modèles atteignaient trois mètres cinquante de diamètre. À chacun de ses pas, leur propriétaire déclenchait un long crissement, c’est pourquoi l’on nommait ces armatures des « criardes ». Il frotta une pomme contre sa manche, en croqua un morceau et se concentra sur un bouquiniste moustachu d’une soixantaine d’années, le nez chaussé de lunettes, coiffé d’un gibus cabossé, en train d’ouvrir sa quatrième boîte.
     
    Angélique Frouin aborda le quai Voltaire, où elle s’octroya une pause, ravie de rencontrer l’élagueur, envers qui elle éprouvait un faible. Elle appréciait qu’un homme ne soignât pas trop sa mise, pourvu qu’il fût gratifié d’une puissante musculature et d’une moustache à la gauloise.
    — Bonjour, m’sieu Larue, j’aurais besoin d’un remontant, je suis bien contrariée, figurez-vous qu’on m’a dévalisée !
    Elle comptait que Gaétan Larue l’inviterait au bistrot, mais il hocha le menton.
    — Non ! Quand ça ? marmotta-t-il.
    — Hier, en fin de journée. Ah ! Quel monde, quel monde ! Heureusement, les mômes étaient à l’école, sinon, représentez-vous la scène… J’en suis encore chavirée !
    — Que vous a-t-on volé ?
    — Mon paroir et des pots de confitures. Les confitures, je m’en moque, mais le paroir, j’y tenais. C’était celui de ce salopard de Gratien. Il a beau nous avoir largués, les mômes et moi, on lui garde des sentiments, de l’époque où

Weitere Kostenlose Bücher