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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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de la spécialisation, on est monteur, couseur, fraiseur, rabatteur, bichonneur, coupeur, dix heures par jour, chacun dans son coin, où est le plaisir ? L’ouvrier ne voit jamais sa besogne achevée ! Les souliers, c’est une œuvre d’art, ça doit s’adapter aux ripatons et pas le contraire, du sur-mesure, mon gars, du sur-mesure. »
    Ferdinand sortit son carnet de croquis et crayonna un spécimen de mule mordorée. Passionné de créations nouvelles, il y ajoutait toujours une touche d’originalité. Il traçait et combinait les différents empiècements des patrons. Il en faisait des gabarits de carton qu’il classait soigneusement dans des casiers qui garnissaient la surface des murs de son logis. Quand il en avait le loisir, il étudiait les modèles d’autrefois à la Bibliothèque nationale et dans des revues anciennes chinées sur les quais. Une casquette vissée sur ses boucles folles, un tablier autour des reins, une poignée de clous au bec transformaient le jeune homme en concepteur attaché à parfaire son œuvre. La bannière verte de la corporation des cordonniers de Thouars, ville natale de son prédécesseur, enjolivée d’une broderie représentant un pied à coulisse, surmontait son échoppe où seules les cloches de Notre-Dame rivalisaient avec les coups de marteau. Il était tellement concentré qu’il ne prenait conscience de l’heure que lorsque la porte livrait passage à l’une de ses pratiques.
    En l’absence de visite, il s’arrêtait, fumait une pipe avant le déjeuner et s’en accordait une deuxième en milieu d’après-midi, si bien que, dans l’échoppe, à l’odeur du cuir se mêlait celle du tabac. Pendant ces courtes pauses, il ajustait mentalement les rouages de la machine qu’il projetait d’acheter d’ici l’automne. La piqûre et la pose mécanique lui répugnaient un peu, mais lui permettraient d’épargner ses efforts et ses doigts qu’il redoutait de mutiler avec l’alène.
    L’image de sa tante Adeline se dessina en lui. Eût-elle été moins pingre, il se fût équipé plus tôt. Mais depuis cinq ans qu’il était à son compte elle ne lui octroyait pas un centime. Son unique largesse concernait le deux-pièces qu’elle lui allouait à titre gratuit sur le même palier qu’elle et dont elle était propriétaire. Le dernier dimanche du mois, elle l’invitait à partager une platée de choux ou de navets, et ne manquait jamais de lui rappeler qu’il lui était redevable de la profession qu’il exerçait.
    Aux traits de sa tante se substituèrent les joues rondes, le nez retroussé et les yeux pervenche d’une certaine Chantal Darson qui, chaque dimanche, proposait perruches, canaris, graines et bottes de plantain aux badauds du marché aux Oiseaux. Le reste de la semaine, elle débitait des gâteaux dans une pâtisserie du boulevard de Sébastopol. Le logement qu’elle occupait rue du Vertbois près du Conservatoire des arts et métiers résonnait à tel point de trilles que ses voisins ne cessaient de se plaindre. En pure perte, puisque le gérant de l’immeuble avait cédé aux charmes de cette ravissante locataire.
    Ferdinand Pitel l’avait rencontrée alors qu’il restituait une paire d’escarpins à une théâtreuse du quai aux Fleurs. Bien qu’il se ruinât en cadeaux, elle avait toujours refusé de recevoir chez elle ce cordonnier trop sérieux qu’elle surnommait malicieusement M. Mouron le bougon.
    Il ressassait ses déboires en martelant la semelle d’un soulier lorsqu’il suspendit son geste. Un pas claquait sur le trottoir. Au-delà de la vitre embuée il aperçut Amadeus. Il se méfiait de ce mirliflore qui avait tout d’un charognard. Avait-on idée de jouer à des jeux de société avec une sainte-nitouche aussi mesquine que sa tante ? Aurait-il des visées sur ses biens ? Avec le chacal mieux vaut être sur ses gardes. Il entrebâilla sa porte et regarda la silhouette à long manteau se diriger vers le square Notre-Dame.
     
    La fermeture était proche. Derrière sa caisse, Mlle Lévêque croisait les doigts pour que la cliente se décide.
    — J’hésite. Celui-ci est capiteux, provocant, celui-là est moins tapageur. Que me conseillez-vous, Coralie ?
    — Si j’étais Madame, j’opterais pour la simplicité, ça vous donne une allure distinguée, surtout une actrice telle que vous. Naturellement il est plus cher, mais il vous va si bien ! Je vous le fais livrer ?
    De son bureau, Annie Chevance

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