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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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entendait ses employées affairées à ranger les chapeaux disséminés sur les banquettes.
    — Je croyais qu’elle allait y passer la nuit ! s’exclama Coralie. Au revoir, tout le monde, à demain.
    Lorsque ouvrières et vendeuses se furent volatilisées, Annie Chevance parcourut les deux salons où les parterres de modèles s’alignaient devant des boiseries laquées agrémentées de miroirs. Elle caressa une tige en fer terminée par un champignon, ainsi la capeline couronnée d’entre-deux avait trouvé acquéreur. Elle poussa une porte et s’attarda dans la pièce dévolue à la manutention. Un mobilier sévère attestait le sérieux avec lequel les formières bâtissaient l’ossature des couvre-chefs qu’elle créait. Les apprêteuses habillaient ensuite ces squelettes et les garnisseuses apportaient la touche finale. Annie Chevance affectionnait ce lieu secret. C’était là que les chapeaux, éclos en une palette flamboyante, se préparaient à coiffer de leurs frous-frous bourgeoises cabotines ou demi-mondaines.
    Après avoir ramassé deux fleurs artificielles, elle tourmenta entre ses mains un morceau de velours, puis elle s’assura qu’aucune lampe à gaz ne brûlait et masqua les vitrines de contrevents. Elle quitta le magasin par la cour, ferma à clé et gravit un escalier précédé d’une marquise. Au troisième étage, elle louait un appartement transformé en bonbonnière. D’épais tapis, des chaises longues, un bureau, un papyrus à grosse tige et des plantes grasses décoraient le salon. Avant de se coucher dans sa mansarde, la bonne avait allumé une flambée. Annie tendit ses mains aux flammes. L’impression d’avoir vécu ce moment la troubla, ou s’agissait-il d’un imperceptible changement dans la disposition symétrique des gardeuses d’oies en bronze sur le manteau de la cheminée ? Elle était maniaque, c’était une manière de se protéger contre le chaos, il fallait que chaque objet demeurât exactement à la place qu’elle lui avait assignée. Elle fit le tour de la maisonnée, rien n’avait été déplacé, cependant le sentiment d’inquiétude persistait. Elle frissonna, sans doute un accès de fatigue. Elle gagna la cuisine, ceignit un tablier, retroussa les manches de son corsage et posa couverts et assiette à côté du réchaud. L’escalope et les pommes de terre étaient encore tièdes, elle les accompagna d’un ballon de rosé, les yeux rivés sur les rayonnages garnis de pots de confitures scellés d’une ficelle rouge. Elle ne se lassait pas d’admirer cette frise aux couleurs chatoyantes.
    Elle se leva, rinça une douzaine de citrons, les trancha finement, les épépina et les mit à tremper dans un saladier d’eau fraîche. Demain, elle ferait des confitures. Sa solitude l’accabla brusquement. Elle s’était construit une vie axée sur le désir de réussite, le travail, toujours le travail, la condamnation au succès. Elle était comblée au-delà de ses espérances, mais la joie se dérobait, qu’elle fût le fruit de l’amour d’un enfant ou d’une simple gaieté intérieure. Et ce n’étaient pas les pots de confitures qui allaient lui tenir lieu de famille.
    Déprimée, elle laissa tout en plan.
    La chambre à coucher lui apparut pareille à un tombeau. Elle était dépourvue de fenêtre et, pour pallier ce défaut, elle avait fait peindre sur le mur un panorama en trompe-l’œil représentant un paysage marin au crépuscule. Le lit à baldaquin aurait pu accueillir trois personnes, mais à quoi bon ce monument puisque ne s’y allongeait qu’une femme solitaire de trente-quatre ans ?
    Elle se dévêtit, enfila une chemise de nuit, avala le cachet de valériane qui modérait ses insomnies, se glissa entre les draps, éteignit la lampe et se redressa aussitôt, en proie à la panique. De quelle source émanait cet éclat fugace en provenance du vestibule ?
    « Ne t’affole pas. »
    Elle repoussa les couvertures, aux aguets, les yeux dilatés. Elle s’arma de courage et explora l’appartement. Le silence. Elle avait dû être le jouet d’hallucinations, peut-être fallait-il s’offrir une semaine de congé, sortir, voir du monde ?
    La mèche d’un trognon de bougie s’enflamma. Annie Chevance dormait profondément quand la silhouette s’arrêta sur le seuil de la chambre à coucher, scrutant l’ombre qui s’y amoncelait. À pas prudents, elle s’avança, contempla la coiffeuse et la psyché au plateau recouvert de

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