Les souliers bruns du quai Voltaire
librairie Elzévir. En équilibre instable sur l’escabeau, Joseph rangeait les huit tomes d’une superbe bible de 1667 reliée par Boyet en maroquin doublé. Du coin de l’œil, il surveillait divers clients adonnés à semer le désordre et, qui sait, à chaparder. Il fut soulagé d’entendre le pas furtif de Kenji descendre l’escalier à vis, puis une voix affable s’enquérir de la santé de M. Mendole, de M. Friquet et de Mlle Mirande.
Joseph en profita pour s’esquiver. Il tomba hélas sur Mme Ballu, qui lui coupait la retraite.
— Alors, monsieur Pignot, qu’est-ce que vous projetez de nous pondre comme histoire à dormir debout, cette année ? questionna-t-elle, appuyée au manche de son balai au beau milieu du trottoir.
Les yeux mi-clos, le chignon écroulé, elle évoquait un vieil épagneul goûtant un redoux inespéré.
— J’suis pas une poule ! Un projet, ça se mûrit, l’inspiration ne suffit pas, encore faut-il jouir du calme pour ciseler les mots.
— C’est vrai qu’avec vos deux marmots… Mais votre mère se dévoue corps et âme, et vos associés font rouler le commerce !
— Sacrédié ! Pour qui me prenez-vous ? Une loque incapable de se débrouiller sans secours ? Je travaille, moi, madame !
Et il fila en direction du boulevard Saint-Germain. Micheline Ballu faillit en lâcher son balai.
— Ah, les hommes, c’est une drôle d’invention, ils vivent selon un système très différent du nôtre !
Joseph ne reprit son souffle qu’à proximité du kiosque à journaux. Il acheta Le Passe-partout et alla s’affaler sur un banc, où il demeura prostré, trop fatigué pour lire. Tout lui pesait, la choucroute mal digérée, la nuit chez sa mère, l’étrange manuscrit, Mme Ballu… Il déplia le quotidien et contempla le titre :
U N CORPS DÉCAPITÉ
DANS LA BOÎTE D’UN BOUQUINISTE
« Le 14 janvier, M. Fulbert Bottier, un bouquiniste du quai Voltaire, a trouvé un cadavre dans l’une de ses boîtes. Le corps vêtu du plus strict minimum était privé de sa tête et n’a pu être identifié. La police recherche toute personne susceptible de fournir des renseignements à ce sujet, et a commencé d’interroger les marchands de livres dont les étalages se situent aux alentours de cette sinistre trouvaille. »
Joseph parcourut en aveugle la rue des Saints-Pères, le quotidien déployé, ce qui lui valut les invectives de deux étudiants bousculés devant l’École des ponts et chaussées. Il manqua même percuter Victor au moment où celui-ci s’apprêtait à pousser sa bicyclette dans la librairie.
— Ben, vous êtes joliment en avance ! Panne d’oreiller ?
— Non, problème de pédalier. Quelle humeur ! De mauvaises nouvelles dans la presse ? Zola ?
— Ne déviez pas la conversation, grommela Joseph en le suivant jusqu’à l’arrière-boutique où Victor remisait son vélo.
Les clients s’étaient évaporés et Kenji avait regagné l’étage.
— Je viens de lire un article qui me bouleverse. Un assassinat abominable, vous ne devinerez jamais.
— Je présume qu’il relate la découverte du décapité, à moins que ce ne soit le meurtre de Philomène Lac…
Victor s’arrêta net. Trop tard, déjà Joseph se plantait face à lui, rouge d’indignation.
— La langue vous a fourché ! Il n’y a rien dans la presse sur Mme Lacarelle. Vous, maman et Pérot avez eu vent de cette affaire, je le sais ! Vous m’avez mis hors jeu !
— Ne criez pas, Kenji pourrait nous surprendre. Nous voulions vous préserver, d’autant que vous êtes mêlé à cet imbroglio et que je devrais vous morigéner vertement. N’avez-vous pas emprunté à notre fonds un livre précieux concernant les confitures ? Euphrosine l’a prêté à son amie Philomène Lacarelle, et, après s’être aperçue que celle-ci lui avait rendu un autre ouvrage, est allée chez la malheureuse : Philomène avait le crâne défoncé. Votre mère, affolée, m’a supplié de l’aider, rappelez-vous, vous lisiez à voix haute la diatribe de Zola ici même.
— La fuite de gaz, c’était de la frime !
— Précisément. J’ai ensuite réclamé le concours de Raoul Pérot, nous avons visité la maison de Mme Lacarelle avant que la police ne soit avertie de son meurtre, et nous avons récupéré le Traité des confitures . Cette expédition doit rester un secret absolu.
Penaud, Joseph omit de déclarer qu’il était depuis peu en possession
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