Les souliers bruns du quai Voltaire
volumes, l’un d’eux, à la coiffe rouge, retint son attention : Les Misérables , 7-8, L’Idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis 1 . Il fronça les sourcils, se pencha pour consulter la table des matières. Il s’immobilisa, le regard fixe, halluciné :
« Livre quinzième
La rue de l’Homme-armé »
Il revint fébrilement aux premières pages et lut :
« l’épopée rue Saint-Denis »
— Un homme arme portant… la rue de l’Homme-armé ! murmura-t-il. Le Marais !
Cette découverte le percuta.
— Ce n’est pas parce qu’il est dépareillé qu’il faut le traiter sans ménagement ! Stéphane Mallarmé a imaginé un livre qui présenterait un sens différent suivant qu’on le lirait sans couper les pages ou après les avoir coupées. Et j’ai vu Villiers de l’Isle-Adam utiliser l’embout de son parapluie afin de violer un de mes bouquins. Vous, c’est encore mieux, vous ne coupez pas, vous écartez les doubles feuillets avec le tuyau de votre bouffarde, heureusement éteinte, si bien que vous dévorez gratis les trois quarts de mes volumes. Qu’en retenez-vous ?
Le libraire affectait une expression résignée. Amadeus reposa Les Misérables.
— Ce que j’en retiens, monsieur ? Mais, pour citer Rabelais, « la substantifique moelle ». Nul besoin de tout assimiler, il suffit de deviner à bon escient. Je recherche Gargotes et tavernes du Marais par François de Genet, l’avez-vous lu ?
— S’il fallait lire tout ce qu’on vous demande ! répondit l’autre en souriant. Un libraire doit connaître son fonds. Si vous vous intéressez aux anecdotes historiques, j’ai une belle édition en dix tomes de Tableau de Paris .
— Je possède le Louis Sébastien Mercier, non, je tiens à celui de François de Genet.
Le sourire du libraire s’épanouit.
— Vous avez de la chance, j’ai ce qu’il vous faut, une petite merveille.
Le libraire tira d’un casier un livre assez épais, relié en maroquin rouge.
— C’est dix francs. Serviteur, monsieur.
Amadeus s’éloigna, ses bottes ferrées claquèrent sur le pavé.
« Je me suis embarqué sans biscuit dans une traversée périlleuse, mais j’en viendrai à bout. Terre, horizon ! » se promit-il.
Tasha examinait les toiles qu’elle comptait exposer la semaine suivante au Salon des femmes artistes, chez Georges Petit. L’incertitude l’assaillait, elle se rongeait l’ongle du pouce en déplorant le style guindé de ses œuvres. Si, comme l’avait écrit Delacroix, l’art du portrait consistait en un équilibre entre la distance nécessaire à l’introspection et la connivence nouant le peintre au modèle, elle était loin d’avoir réussi ! Même la grande huile de Djina sonnait faux, parce qu’elle n’avait su saisir la complexité de son caractère à la fois passionné, enjoué et réservé.
« Mon trait est trop lisse, trop sage, je ne parviens pas à bousculer les règles. Je manque de folie, d’illumination. Le mouvement, voilà sur quoi je dois canaliser mes efforts ! Trop de bonheur nuit-il à la créativité ? »
Soudain, elle eut une curieuse sensation, pareille à celle que l’on éprouve quand on est persuadé que cela vous est déjà arrivé. Puis elle comprit. C’était un souvenir, pas une impression. L’anxiété lui serra la gorge. Victor. Il allait recommencer ses bêtises ! La colère la submergea. Elle s’appliqua à recouvrer son sang-froid. Une scène ne servirait à rien, pas plus que des supplications, il n’en avait toujours fait qu’à sa tête, même la présence d’Alice ne saurait le détourner de ses enquêtes.
Ni les caresses de Kochka contre ses chevilles, ni les gazouillis de sa fille ne la consolèrent. L’arrivée inopinée de Victor l’angoissa plutôt qu’elle ne la réjouit. Elle eût aimé lui sauter au cou, l’entraîner dans l’alcôve, mais l’humeur morose qui l’avait envahie l’en empêchait. Pour peu qu’il l’eût questionnée, elle se serait livrée à lui. Lorsqu’elle perdait pied, il représentait sa planche de salut et lui insufflait espoir et énergie.
Mais voici qu’il se courbait vers le berceau et chatouillait le menton d’Alice, inconscient de la détresse où elle était plongée. Elle en ressentit de la jalousie et se le reprocha.
— Je vais prendre un bain, ma chérie, j’ai vainement usé mes guêtres le long des quais à l’affût de marchandise, je suis éreinté et je dois me
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