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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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changer, annonça-t-il en la gratifiant d’une chiquenaude sur la joue.
    Fut-ce le Domovoï 2 qui poussa Tasha à glisser sa main dans la poche du veston jeté sur une chaise ? Ou bien voulait-elle se prouver que rien de ce qui concernait Victor ne lui était étranger ? Ses doigts se replièrent sur une enveloppe parfumée non cachetée. Elle en tira une lettre tapée à la machine qu’elle lut aussitôt. C’était court mais explicite :
    Je serais tellement contente de te retrouver samedi 22, à midi, au café de Flore ! Je m’arrangerai afin d’avoir deux heures de liberté. Il y a si longtemps que nous n’avons joui d’un tête-à-tête ! J’ai envie de te confier ce qui m’inquiète, je désire que tu me rassures.
    Ta fleur de mai.
    Au dos, elle reconnut l’écriture de Victor agrémentée des gribouillages qu’il avait la manie de tracer quand il réfléchissait :
    Y a-t-il corrélation entre les assassinats de P. L., du décapité et de A. C. ?
    Victor réapparut, ceint d’une serviette-éponge. Elle roula la lettre en boule dans sa main.
    — Les époux sont tous semblables. Après quelques années de mariage, ils vont et viennent quand cela leur chante, désireux que leur moitié soit toutefois prête à dérouler le tapis rouge en leur honneur, lui lança-t-elle.
    — Que me vaut cette douche froide après un bon bain chaud ?
    — Je finirai par peindre une allégorie sur ce thème. Je l’intitulerai : « Ce qu’endure l’épouse qui réconforte les sombres impulsions du père de son enfant sans jamais trahir sa propre lassitude. »
    — « Destinée féminine » serait plus lapidaire, répondit Victor en laissant choir la serviette. Ton étude serait sélectionnée au Salon d’automne et concurrencerait les barons de la palette, les Gervex, les Clairin !
    — J’espère bien émousser la fatuité masculine.
    — Qui accuses-tu de fatuité ? dit-t-il, s’efforçant de ramasser la serviette sur laquelle elle avait posé le pied.
    — Toi. Avec toutes ces femmes férues de culture, tu n’as que l’embarras du choix, tu ferais mieux…
    Elle ne termina pas sa phrase et eut un peu honte de ses soupçons. Elle s’était pourtant promis de ne pas devenir ce genre de chipie qui harcèle son mari.
    Il était aux anges. Il adorait qu’elle fût en proie à la jalousie, tare dont il souffrait depuis l’enfance mais qu’elle affichait beaucoup plus rarement.
    — Est-ce une allusion à la culture physique ou à celle de l’intellect ? Et vas-tu libérer cette serviette ?
    — Lequel de ces démons à jarretelles a harponné ton cœur ? La pulpeuse archiduchesse Maximova fréquente-t-elle encore la librairie ?
    — C’est une reine déchue et elle nous a délaissés, Kenji et moi. Foin de tes questions stupides, ma chérie.
    — C’est grâce à des questions stupides qu’on obtient des réponses sincères.
    Renonçant à draper sa nudité, il attira Tasha à lui et chuchota :
    — Fais ton miel de l’adage de Porto-Riche, ma douce : « La franchise est un revolver qu’il est interdit de décharger au nez des passants. » En revanche, rien ne nous empêche de poursuivre cette palpitante discussion au lit.
    — À une condition : je ne veux plus entendre parler d’enquête, sinon…
    Trop occupé à la caresser, Victor ne releva pas l’ultimatum. Elle se débattit pour la forme. Elle n’avait qu’un souhait : chasser la lettre de sa mémoire et s’abandonner aux bras de l’homme qu’elle aimait.
     
    Les souliers bruns passèrent le pont Saint-Louis et se hâtèrent entre les doubles rangées de paulownias, où le dimanche, sur l’emplacement du marché aux Fleurs, se tenait une vaste volière en plein air. Des bricoliers, qui n’avaient pas boutique sur rue, circulaient encore, une cage à la main. C’étaient pour la plupart des miséreux en quête de travail, des ouvriers qui venaient faire un échange, des ménagères qui désiraient tirer profit des couvées qu’elles avaient surveillées avec amour. Mêlés à eux pour demeurer inaperçus se faufilaient ceux qui vendaient en cachette des oiseaux des champs dont la capture était prohibée. Graines, millet, colza, plantain, aspic s’offraient également aux amateurs. Les marchands remballaient. Non loin d’une table posée sur des tréteaux, une jeune femme à la jolie frimousse couvrait de toile ses cages dans lesquelles s’alignaient de petits mandarins à bec rouge, des

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