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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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provoquèrent l’émoi de Constant Venette.
    Après avoir bu un amer Picon, ils se promenèrent autour du lac inférieur, bras dessus, bras dessous, comme s’ils se courtisaient depuis toujours.
    — Ma chère, le hasard est-il responsable de ce remue-ménage en moi, ou faut-il remercier le destin ?
    — Mon cher, je suis pragmatique, Je vous rétorquerai donc : ni l’un ni l’autre. Notre reconnaissance ne peut aller qu’à Mme de Liptay.
    — Ma chère, je loue votre discernement, toutefois vous ne m’ôterez pas la conviction qu’une intelligence supérieure nous a guidés en ce faste lundi, jour de la Lune. Je suis né une nuit que cet astre était plein, il me porte chance.
    — La Lune n’est pas une étoile, mais le satellite de la Terre et reçoit sa lumière du Soleil.
    — Ma chère, vous êtes un puits de science. Mais je vais mettre votre perspicacité à l’épreuve : avez-vous entendu parler de la rivière Jouribéi, que cette nappe d’eau évoque à ma mémoire ?
    — Non, j’admets cette lacune.
    Heureux de briller à son tour, Constant énonça :
    — C’est à l’embouchure de la Jouribéi, au pays des Samoyèdes, qu’en mai 1897 fut déterrée la carcasse entière d’un mammouth.
    — Avec sa fourrure ?
    — Certes, répliqua Constant que ce détail laissa de marbre.
    — Encore un crime envers nos frères à quatre pattes, je présume. J’ai lu qu’on prédit en France la disparition imminente des castors, tués pour leur peau, les misérables mammifères.
    — Vous aimez les bêtes, quel bonheur ! Nous pourrions acheter un chat ou chien. D’ailleurs, dans une vie antérieure j’ai dû être un chien, les ossements m’attirent.
    Ils contemplèrent quelques minutes le bateau omnibus qui, pour dix centimes, menait les curieux à une des deux îles du lac inférieur. Constant hésitait. Sa bourse était-elle assez garnie pour régler la note d’un double déjeuner dans le chalet abritant un café-restaurant ?
    La voix assurée de Germinie brisa ses tergiversations.
    — À propos d’animaux, saviez-vous que notre butte Montmartre était jadis recouverte d’épaisses forêts dans lesquelles les druides cueillaient le gui sacré, et qui servaient de repère à des fauves ?
    — Dommage qu’il n’y ait pas eu de peintres à cette époque, car…
    Constant s’interrompit. Il distinguait au pied d’un buisson un objet de forme arrondie auquel son regard attribua aussitôt un nom que son esprit se refusait à accepter.
    — Ne serait-ce pas… commença Germinie.
    Elle marcha droit au buisson et s’accroupit.
    — Ce crâne, masculin si j’en juge sa coiffure, et enrobé d’un filet, n’a rien de préhistorique. Ce n’est pas celui d’un pithécanthrope, encore moins un modèle réduit jivaro.
    — Vous avez raison, ma chère, il semble avoir été séparé d’un corps humain d’époque contemporaine. Décollation qui remonte à quelques jours, étant donné son aspect méconnaissable.
    — J’ajouterais même que, n’était la fraîcheur hivernale, ce chef serait décomposé. C’est extraordinaire, il est attaché à des ficelles reliées à des ballons, dégonflés ou crevés. Et il y a aussi une missive.
    — Oserons-nous la décacheter ?
    — Mon cher, la peur est étrangère à l’historien.
    Germinie s’éclaircit la voix et lut la lettre extirpée de l’enveloppe :
    Je quitte à jamais la Seine et Paris parce que j’en ai par-dessus la tête de cette société qui n’a rien d’angélique !
    Georges Moizan.
    — Un suicide ? Comment s’y serait-il pris ?
    — Il a pu se trancher la gorge fixée au préalable à ces ballons. Le tout s’est envolé d’une fenêtre haut perchée.
    — Ma chère Germinie – m’autorisez-vous cette familiarité ? –, cette explication est tirée par les cheveux. Quelle conduite adopter ?
    — Primo, prévenir la police. Secundo, caler nos estomacs révulsés qu’un repas copieux apaisera. Nous partagerons la dépense, cela va sans dire.
    — Votre bon sens et votre générosité m’emplissent d’admiration, déclara Constant, convaincu de cheminer, grâce à Mme de Liptay et à la miséricorde divine, auprès de la future mère de ses enfants.
     
    Au carrefour des rues de l’Estrapade et des Irlandais, la porte de l’immeuble où logeait la famille Frouin allait bientôt livrer la voie aux enfants. Une heure plus tôt, Angélique avait peiné à extraire du porche le

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