Les spectres de l'honneur
que Guesclin et ses hommes n’avaient point bretonnées – celles qui ne puaient ni le sang ni les cendres.
Assis sur un montoir, sa boîte à musique installée sur ses genoux, un ménétrier se mit à jouer de la chifonie. Aussitôt les adultes et les enfants s’assemblèrent en demi-cercle devant lui, écoutèrent puis se consultèrent sur la valeur du chant qui accompagnait la musique. Aucune méchanceté, aucune malveillance tandis que certains pieds battaient la mesure.
– Passons, dit Tristan. Hâtons-nous.
– Pourquoi ? demanda Hélie.
– Je n’aime pas cette musique.
Réponse dilatoire. « Était-ce lui ? » se demandait Tristan.
Il venait d’entrevoir un visage. Un visage souvente-fois aperçu, rougi par les brasiers de Briviesca et de quelques petits hameaux qui n’offraient aucune résistance aux envahisseurs. Un Breton proche de Guesclin : Quéguiner, un des hommes qu’il avait vus dans la plaine de Guadamur quand il avait retrouvé ce qui subsistait de Simon et de Teresa : deux têtes fichées chacune à la pointe d’un vouge, parmi d’autres qui avaient certainement appartenu à des Juifs, des Juives et leurs enfants. Il pouvait certes se méprendre, mais il avait d’excellents yeux et une bonne mémoire. Et cette découverte provoquait une question :
« Est-il au Puy, lui aussi ? »
Dieu voulait-il les rapprocher une fois encore ? Pourquoi 269 ?
– On dirait que tu viens de voir le diable ! s’étonna Maguelonne.
– Le diable non, m’amie, mais un de ses suppôts.
Tristan n’en dit pas davantage. Il regardait les maisons et se demandait s’il s’en trouvait une qui fût suffisamment rébarbative pour accueillir Guesclin. Les visages de pierre gros comme des abcès et les marmousets taillés dans les poutres en saillie semblaient apparentés au Breton. Les édifices sévères et massifs qui les arboraient commençaient à lui déplaire.
La cathédrale se montra si soudainement qu’on eût pu croire qu’elle les attendait, décidée ou non à les conjouir.
« On dirait une grosse mahomerie », songea Tristan.
Sans doute s’égarait-il en trouvant à la façade un aspect oriental. Cette impression persista jusqu’à ce qu’il eût atteint le parvis presque désert : il devait être midi ; les gens mangeaient après avoir avalé l’hostie.
– Allons, dit-il, entrons. Atermoyer ne servirait à rien.
La faible rumeur du vent lui paraissait rassurante ; il sentait cependant son esprit victime d’un trouble voisin de la lâcheté. À moins que Maguelonne, emmaladie de crainte, ne lui eût communiqué sa couardise.
Tant de mains s’étaient posées sur le portail de chêne entre-clos qu’il paraissait usé, surtout à l’emplacement des serrures. On distinguait à peine, sur les reliefs des ais criblés par la vérole des âges, les panneaux consacrés à la Passion du Christ.
– Entrons…
Il devait se montrer solide et comme intimement averti du succès de leur pèlerinage, pour autant qu’il en était un.
Une fois franchi le seuil entre une garde de saints dégingandés, il aperçut des murs frangés de toiles d’araignes et au-delà, une sorte d’épaisse obscurité.
– On dirait qu’il fait nuit, chuchota Maguelonne.
– C’est vrai : on se croirait au soleil esconsant 270 .
Une somnolence incompatible avec ce qu’on pouvait imaginer d’un sanctuaire voué à la bénédiction des âmes et à la santé des corps semblait avoir maléficié les lieux. Tous les ornements, toutes les figures s’emmitouflaient de fraîcheur et de ténèbre. Errant dans la forêt des colonnes aux frondaisons complètement obscures, Tristan se demanda si son épouse découvrait en ces lieux une sorte de réconfort certes apaisant pour leurs cœurs, mais vide, apparemment, de la moindre promesse. C’était majestueux sans être grandiose. Le contraire du dehors épanoui au soleil. Il fallait aller comme à l’aventure, s’imposer peut-être au peuple de pierre, oublier la façade digne d’une mahomerie, tenter d’unir sa pensée à l’immatériel ; oublier la sévérité, l’espèce de vesprée, les riches décorations dont certaines clignotaient comme des œillades. Essayer d’obtenir une entente complète entre ses forces et celles qui reposaient là, dans la confusion des lueurs et des encens.
– Courage !… Donnez-moi la main…
Ils étaient entrés de plain-pied dans le lieu des miracles. Ils balançaient entre le
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