Les spectres de l'honneur
déposant sur la table où ils venaient de s’installer une miche de pain frais, doré comme un soleil.
Tristan, jusque-là silencieux, prit part à l’entretien :
– C’est pourquoi nous avons choisi votre maison. Nous y sommes, pour ainsi dire, à pied d’œuvre. Si notre mule, qui est courageuse, pourrait accéder à cette église cathédrale aussi haut perchée qu’un nid de gerfaut, nos chevaux souffriraient pour y parvenir. Il nous plaira de piéter dans ces rues étroites qui doivent être parfois interrompues par des escaliers.
– C’est vrai, approuva maître Chaussade, un petit gros qui boitillait. Les jours de grande liesse, on s’y serre comme des grappes de raisin au pressoir.
– Êtes-vous venu voir notre Pierre aux Fièvres et notre Vierge Noire ? demanda dame Chaussade.
– Le saint homme qui nous envoie ne nous a parlé que de la Vierge, révéla Maguelonne. Notre fils est parfois à court de souffle. Nous le voulons guérir.
L’hôtelier et son épouse sourirent à Hélie comme s’ils le connaissaient de longue date et l’avaient vu jouer dans la rue.
– Nous verrons la Vierge en premier, reprit Maguelonne.
Lorsqu’elle avait appris que la Vierge était noire, elle n’avait pu dissimuler un mésaise plus sérieux que celui qui l’avait tourmentée avant sa genouillade devant Sainte-Marie-de-Marceille. Ce ne serait pas de gaieté de cœur mais avec une résignation qui, sans doute, desservirait sa prière, qu’elle se prosternerait en présence de cette Figure qu’elle imaginait sans doute taillée dans du charbon. Après un bref silence, elle ajouta :
– Qu’est-ce donc que cette Pierre aux Fièvres ?
– Ah ! fit l’aubergiste, on ne sait pas trop d’où elle vient, mais on sait ce qu’elle fait !
Il était assez jeune – la trentaine -, nerveux et sanguin, la bouche mince et le regard écarquillé. Tristan se demanda s’il avait fait un enfant ou plusieurs à sa conjointe, courte sur jambes et maigre comme un vendredi saint.
– La Pierre aux Fièvres, dit-il, certains prétendent qu’elle a été mise au jour il y a mille ans. Une veuve qui souffrait de fièvre maligne entrevit la Vierge. Notre-Dame lui commanda de se faire mener sur la montagne d’Anis et de se coucher sur une dalle qu’on lui désigna. Elle se releva guérie. Saint Georges, alors évêque du Velay, prévenu de ce miracle, s’en vint voir le rocher. Bien qu’il soit arrivé en juillet, il trouva en ces lieux une épaisse couche de neige sur laquelle un cerf, en courant devant lui, dessina de ses pieds l’enceinte d’une église. Comme il ne la pouvait construire, le prélat se hâta de marquer cet endroit par une haie d’épines sèches. Le lendemain, il poussait des églantiers fleuris au lieu et place des épines…
Tristan sentit Maguelonne s’approcher. Elle saisit à deux mains son bras. On eût dit qu’elle avait peur. De quoi sinon qu’ils eussent parcouru un long chemin pour subir une déception de taille. Il ne sut comment la réconforter autrement que par un sourire. Il imagina l’église inconnue encombrée d’un petit peuple qui se déchargeait chaque jour du pesant faix de ses deuils, de ses maux et tourments dans l’espérance d’obtenir, comme son épouse et lui, une vie tout simplement rectiligne. Après les avoir observés sans rien laisser paraître de sa pensée, l’hôtelier poursuivit :
– Deux cents ans plus tard, une paralytique de Ceyssac, un village tout proche, vint s’étendre sur la pierre. Elle se releva guérie, pria devant la Vierge et demanda qu’on bâtisse une basilique à l’entour de la pierre, sur le rocher. L’évêque saint Vosy partit pour Rome afin d’obtenir du pape l’autorisation de transférer son siège de Ruessio en Anis. Il revint avec un certain Scutaire, sénateur et architecte dont vous verrez le nom sur un linteau du porche du For. Un sanctuaire fut construit. Alors, l’église devint un but de pèlerinage que rien ne distinguait des autres. Pourtant, le Vendredi Saint 22 mars 992, il y eut au Puy une telle affluence que le Pape décida la création d’un jubilé chaque fois que le Vendredi Saint tomberait le même jour que l’Annonciation. Et la Vierge Noire apparut. C’est une figure en bois de cèdre. On dit qu’un vieux croisé l’apporta d’Orient. Moult rois de France sont venus prier à ses pieds : Charlemagne, Philippe Auguste, Saint Louis, et des papes : Urbain II et Innocent II…
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