Les spectres de l'honneur
Paindorge, faudra-vous adouber. Votre armure est toujours dans le chariot, près de ma fardelle 45 et au-dessus de celles de Cabus et de Jumelle.
– Pas encore, Robert. Je ne crains pas qu’on nous assaille… De plus, cette armure me messied, tu le sais. J’y suis si peu à l’aise que j’ai parfois regret de mon premier haubert.
– Je n’ai qu’un haubergeon. Il me convient… Il a fait exprès de vous donner à choisir entre trois harnois messéants.
Tristan ferma les yeux. Avant d’entrer en Espagne, Guesclin lui avait fait essayer trois habits de fer. C’était tout ce dont il disposait dans son charroi. « Ne te soucie pas, Castelreng, même si tu te sens gourd…
Tu t’y feras. Et puis, tu le sais tout comme moi : nous allons déposer Pèdre sans coup férir. » Il mentait. Le légitime roi de Castille l’avait vaincu avec l’aide des Anglais ; cette fois, il avait obtenu le soutien des Maures. De ces deux espèces d’alliés, Guesclin allait pouvoir juger lesquels étaient les meilleurs.
– Il y a des fèvres derrière nous, reprit Paindorge. L’un d’eux pourrait amincir vos cubitières…
– Je verrai, je verrai, dit Tristan agacé par l’insistance de l’écuyer.
La carapace de fer semblait à ses mesures, mais c’était lorsqu’il se vêtait du bourras destiné à amortir les coups pour s’intégrer dans celle-ci que ses mouvements perdaient leur promptitude et leur aisance. Trois doigts d’épais sur les épaules et le long des bras jusqu’au col, et quatre sur le dos pour se prémunir contre les coups de masse, fléau et marteau d’armes empêtraient ses gestes de défense plus encore que ceux de l’assaut. Pour survivre à la future bataille, il importait qu’il ne fût pas goin (378) .
Guesclin répondit en riait à une observation de Henri de Beaumont. Ce rire rugueux et tremblé démentait son apparence tranquille.
– Nous vaincrons Pèdre, dit-il, parce que Dieu ne peut tolérer qu’il ait fait alliance avec des Juifs et des Mahoms. Ce n’est pas une armée que le Cruel commande, c’est une synagogue enflée d’une musquette 46 … Nous éparpillerons ces païens avec notre seule Chevalerie, et si je vois Pedro, je le taillerai en pièces.
L’envoyé du Trastamare acquiesça. Pour lui aussi, tout était simple. On courrait sus aux reniés 47 de Castille, on les vaincrait et Henri régnerait sans partage sur une Espagne pacifiée.
– Pèdre sait ostoier 48 , dit Olivier de Mauny.
– À pied et à cheval, dit Tabernero avec une sorte d’admiration dégoûtée. Il chevauche un coursier qui lui vient d’outre-mer. On n’en peut trouver de plus véloce au monde. Il a nom Percefer et on le dit syrien… Le roi du Saint-Sépulcre – que je ne saurais nommer -posséda trois ans ce cheval qu’il avait reçu en présent. Il le fit mener au roi de Damiette, une riche cité où votre Saint-Louis fut captif. Le roi de Benemarin qui allait en Syrie chercher du secours pour Pèdre contre Enrique, mon suzerain, ramena ce coursier pour combattre les Chrétiens. En même temps qu’il l’offrait à Pèdre, le roi de Benemarin lui donna dix mille Mahomets.
– Est-il blanc, pommelé, noir ou arzel ?
Tabernero eut un geste incertain :
– Moi, je ne l’ai pas vu, mais voici ce qu’on dit : il a les quatre pieds aussi blancs qu’un chaton, la tête noire, les yeux plus rouges que n’est feu de charbon, le corps plus jaune que l’or et la queue plus rouge que le cuivre 49 .
– Holà ! C’est un dragon que tu nous décris-là !
Guesclin s’ébaudissait et Tristan observa cet homme adoubé d’une armure aux reflets mouvants, tavelée d’espaces sombres et dont les bras remuaient avec des bruissements de machine mal engrenée. Une turbulente machine de guerre de taille humaine. Une machine qui était l’orgueil de son propriétaire, sa délectation et sa plus sûre amie. Ainsi, vu de dos, on-le pouvait trouver beau et puissant comme la statue d’argent d’un roi des batailles. Il tapotait son sceptre, cette épée sans nom qu’il aimait à vermillonner à plaisir et qu’il amoulait 50 lui-même avec une délectation qui merveillait ses satellites. Ce jour d’hui, ses desservants chevauchaient à l’arrière. Ils n’officieraient bientôt à l’entour de leur dieu que lorsque le sang coulerait.
– Il faudra, Castelreng, si je ne peux obtenir le coursier de Pèdre, que tu m’offres ou me vendes ton cheval blanc.
– Il
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