Les spectres de l'honneur
autres batailles… Tu y fus fréquemment prisonnier… adonques, où est ton mérite ?… Ton amitié me serait odieuse, puante… Non, sois plutôt ami avec le Bègue. Au moins, lui, il est de ton bord, comme on dit.
Tristan savait qu’il allait trop loin. D’ailleurs, Paindorge lui conseillait la prudence avec des « Messire ! Messire ! » d’une simplicité plus efficace encore que des phrases.
– Je t’abomine, dit enfin le Breton la bouche béante et la poitrine gonflée de fiel.
– Moi, vois-tu, je te plaindrais presque. J’espère que Dieu nous voit, auquel tu fais si fréquemment référence.
– Tristan le magnanime !… L’ami des Juifs, partant l’ami de Pèdre.
– Et si c’était ?… Sais-tu que le dedans de toi est encore plus laid que le dehors ?
– Je te pourrais mortellement punir… dès maintenant.
Tristan sourit avec une sorte de déférence qui devait être insupportable à son détracteur :
– Oh ! dit-il, je sais que tu en as l’habitude et que ces morts-là te procurent moult plaisances… Je n’ai pas le roi dans ma manche, moi, mais j’ai le Roi des Cieux dans mon cœur.
Il fallait cesser cette querelle. Le ton en devenait si violent que les compères du Breton revenaient sur leurs pas.
– Un jour je t’occirai.
– Ce sera déloyalement… Mais je puis, moi, agir à ta manière.
Soudain, de la façon la plus inattendue, le Breton tourna les talons.
– Fais ce que tu veux !
– J’aime à te l’ouïr dire.
Tristan rejoignit Paindorge tandis que Guesclin commandait à ses proches :
– Au château. Il faut leur annoncer la mort de Pèdre. Une fois entrés, il faudra voir tous ces hommes nus, savoir quels sont les Juifs et les Chrétiens. Châtier tous ces outrecuidants !
Tristan prit Paindorge par l’épaule :
– Henri ne règne pas. Il n’est que l’écuyer du Breton… Un écuyer qu’il va couvrir d’or, de cités… de promesses… Si Bertrand l’osait, ce jour d’hui, il pourrait par ma foi devenir roi d’Espagne… Partons.
– Où ? demanda Paindorge, inquiet.
– En France… En Langue d’Oc.
– En Langue d’Oc !
– À Villerouge… Si nous demeurions dans cet ost de routiers, le gentil Bertrand nous y ferait occire. Retrouvons nos chevaux et partons orains 122 .
– Maguelonne va en faire une tête !
– Il n’y a pas que Maguelonne, dit Tristan sombrement. Sitôt là-bas, je conquerrai mon château…
– La guerre encore, dit Paindorge. Mais celle-ci me plaît !
– Ne te réjouis point. Il nous faut revenir chez nous et nous ne savons rien des chemins qui peuvent nous y conduire. Il faudra nous fier au soleil levant, au soleil resconsant 123 … Nous embroier 124 quand nous flairerons un danger car nous devrons, sitôt loin de Montiel, nous ressoigner 125 des Bretons que l’autre pourrait lancer sur nos traces… Crois-moi : lors d’une pleine journée, nous serons repus 126 par nécessité.
– Nous piéterons de nuit !
Le souci de Tristan s’aggrava :
– Je m’en vais retrouver nos chevaux. Flori et Malaquin doivent être ensemble, toujours sellés puisque dans cette armée c’est devenu l’usage… Les Espagnols, tu le sais, ne respectent pas les chevaux. Sans quoi, ils ne les exposeraient pas aux cornes des taureaux.
– Les Bretons pourraient leur donner des leçons… Surtout le meilleur d’entre eux, si j’ose dire.
Tristan acquiesça :
– Bertrand n’est pas un chevalier. Sur toute la ligne. C’est pourquoi il déteste ses montures… Allons, Robert, assez parlé. Je t’attends entre Malaquin et Flori… Tu vas aller aux cuisines. Tu y trouveras bien un bissac. Tu diras aux queux que par mandement du Breton, tu pars à Cuenca porter la nouvelle de la mort de Pèdre. Une fois pourvu en vitailles, tu me rejoindras. Nous partirons lentement… Mais pour le moment hâte-toi : le temps nous presse.
Déjà l’écuyer s’enfonçait dans l’ombre.
*
« Je suis en droit de fuir ! C’est un malandrin, un linfar, un fredain 127 qui m’y oblige… D’ailleurs, il y a longtemps que j’ai achevé une quarantaine à laquelle je n’étais pas tenu… On ne peut rien me reprocher. »
Dans ce on, Tristan associait sereinement Guesclin et le roi de France.
Il regarda ses mains. Bien qu’il les vît à peine, elles tremblaient. Vergogne et fureur. Sans que jamais elles eussent été empoissées de sang, il ne cessait de les sentir sales. Par une
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