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Les spectres de l'honneur

Les spectres de l'honneur

Titel: Les spectres de l'honneur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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singulière contagion, son corps lui-même semblait imprégné d’une odeur fade, « prenante » et comme ineffaçable. Le vermillon de la sève humaine s’y mêlait au sombre écrabouillis des cervelles et des entrailles, qu’elles fussent d’hommes ou de chevaux.
    « Revenir au pays… Respirer à pleins poumons… Se laver chaque jour… Il faut que nous y parvenions ! »
    S’ils devaient, Paindorge et lui, passer par Carcassonne, ils y feraient une halte le temps d’accomplir un tour de la cité avant d’aller à Castelreng.
    « Carcassonne ! »
    Il la trouvait belle dans sa mémoire après avoir assisté à tant d’horreurs. Avant que d’y entrer, ils s’arrêteraient au bord de l’Aude profonde, mordorée par l’ombre des maisons rares et des arbres riverains. Ils verraient glisser sur l’eau des nacelles plates et noires. Ces barques, des pêcheurs les menaient fréquemment de l’avant, une courte rame serrée le long d’un bras, l’autre étant prolongé par la ligne eschée d’une sauterelle jetée, retirée, jetée encore sous le rebord de la berge, là où l’ablette et le cabot s’emmitouflaient de fraîcheur et d’obscurité.
    « Viens », dirait-il à Paindorge. Alors, ils franchiraient, sur le fleuve, ce pont que le prince de Galles n’avait osé traverser, disait-on, après qu’il eut fait arser et exiller 128 la ville basse. Il mettrait Malaquin au pas et fermerait les yeux, parfois, afin de mieux entendre le crépitement des socques et des esclops 129 des femmes et les talons des hommes. Il franchirait la Porte Narbonnaise… Pourvu que ce fût un jour de marché !
    Ce jour-là, on humait de loin en loin des effluves d’épices et des senteurs exquises. Les foires – rares -et les marchés enluminaient l’uniformité des mois et des semaines. Ces jours-là, presque fériés, l’agitation citadine se trouvait augmentée par la venue des loudiers 130 des villages et hameaux circonvoisins. Quelle que fut l’ampleur de cette joie de vivre, on n’en oubliait pas pour autant les tragédies dont les ruines subsistaient encore dans les campagnes : chapelles délabrées, maisons détruites, baliveaux remplaçant les arbres vigoureux rompus par les ribauds des armées de Montfort, puis d’Édouard de Woodstock ; champs noircis lors d’écobuages infernaux, vignes abandonnées dont les ceps immobiles suggéraient les convulsions des corps livrés aux brasiers.
    Carcassonne était joyeuse, grouillante, animée d’un fol appétit de vie et d’ardeur créatrice. Dans l’étroit quartier des forges, les heaulmiers, haubergiers, armuriers, ciseleurs d’éperons œuvraient de l’aurore au couchant. Dans les ruelles et les cours, les apprentis fourbisseurs faisaient rouler sur les pavés et les galets des tonneaux emplis de sable contenant le jaseran ou les plates d’armure dont les fers ternes eussent pu mécontenter les acheteurs. Ailleurs, c’étaient des barils de vin ou des sacs de farine que l’on juchait sur des haquets tirés par des bœufs paisibles. Partout la cité bourdonnait, cliquetait, tintait, chuintait, mais aussi chantait sans que l’accompagnement des violes, chalumeaux, guiternes et chifonies fût nécessaire.
    « Alors, j’étais heureux… »
    De loin en loin, à l’occasion des foires, Thoumelin et son épouse abandonnaient Castelreng pour se rendre à Carcassonne.
    « Je les accompagnais », songea Tristan tout en piétant vers les chevaux réunis dans un enclos composé en partie de chariots vides.
    Sitôt franchi la Porte Narbonnaise, son tempérament aventureux l’incitait à quitter ses parents après avoir convenu d’un lieu de retrouvailles : le porche de l’église Saint-Nazaire ou celui de Saint-Sernin. Il s’en aller rôder. Il fallait qu’il s’emplît la vue des scènes d’une vie différente de celle de Castelreng. Son œil se lassait parfois de tout observer, tout approfondir afin de mieux comprendre la nature humaine. Ce besoin de voir, d’admirer ou de mépriser s’exerçait moins sur les splendeurs des monuments sacrés que sur le va-et-vient des personnes, leur démarche, leurs occupations évidentes ou non, et par ce que pouvaient dissimuler les traits réjouis ou soucieux de chaque visage entraperçu. Détestait-il la gaieté ? Non, mais elle l’avait parfois agacé parce qu’elle le distrayait de ses méditations amères. Répugnant à goûter aux clartés des parvis, il préférait s’enfoncer dans les

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