Les spectres de l'honneur
ébahis par un tel prodige. Il l’acceptait comme une approbation divine.
Il sauta en selle et tapota l’encolure d’Alcazar :
– Il nous faut la rejoindre !
Ils repartirent, passèrent de la montée de Saint-Benoît à la descente vers Courtauly, de la profondeur des arbres à la platitude des terres glabres, de la déception à l’espérance quand Tristan aperçut au loin l’ombre blanche du cheval d’Aliénor. Privé d’un de ses fardeaux et sur un chemin différent des coursières qu’il avait empruntées, le roncin galopait avec aisance ; toutefois, stimulé par la voix et quelques talonnades bénignes, puisque comme toujours sans éperons, Alcazar traçait sans se ménager, heureux, après tant de mois d’inaction, de retrouver les grands espaces en compagnie d’un homme qui se fiait à sa vigueur, à son zèle et à son endurance.
Tristan voyait Aliénor. Il ressentait son effroi. Avide de pouvoir et d’argent, elle avait régné sur son cœur et son corps avec une aisance dont elle s’était délectée. Elle savait quelle appétition elle avait provoquée chez le niais qu’il était alors. Il avait éventé ses manœuvres. Elle avait incarné l’amour ? Elle incarnerait la mort. Esseulée, maintenant !… Effrayée !… Quoi qu’elle fît, elle galopait au supplice.
– Va, Alcazar. Elle est à nous !
Il la voyait de mieux en mieux, éclairée, semblait-il, par sa propre pâleur et celle de sa monture. Son esprit courait, lui aussi, chargé d’images et de sensations mortifères et se complaisait malgré lui dans des espérances sans issue.
« Je suis certain que tu ne pleures pas ton fils. Tu le sais mort, pourtant. Comment vas-tu périr ? »
Ils n’étaient plus qu’à deux cents toises l’un de l’autre. Moins peut-être. Ils passèrent devant Caudeval aux quatre tours chétivement éclairées de l’intérieur.
Le chemin plus large, entre deux rangs de cyprès aux quenouilles étiques, s’en allait droit sur Mirepoix.
– Accélère, Alcazar ! Accélère !… Si elle entre en ville, nous la perdrons.
Il devait accomplir sa vengeance avant Mirepoix. Il fallait qu’elle eût lieu en plein champ sous la seule présence de la lune.
« On s’approche ! On s’approche ! »
La lueur devant eux, c’était Mirepoix.
Alcazar fut enfin dans la foulée de l’autre. Aliénor se retourna et talonna son roncin.
« Il bave ! »
Mauvais signe : Tristan secoua sa main qu’un paquet d’écume engluait.
« Elle va crever ce cheval ! S’il tombe, elle se rompra le cou, elle aussi ! »
Il ne la haïssait plus. Il la voyait, l’esprit empli de l’inflexible résolution qu’il avait éprouvée sur les champs de bataille, quand l’ennemi marchait ou galopait à sa rencontre et qu’il savait qu’il allait devoir occire pour ne point succomber sous l’assaut des lances et des épées.
– Tu ne me tiens pas encore !
– Je t’ai tenue de toutes les façons !
Devant eux, les murailles étaient closes. Aliénor les contourna dans l’espoir de trouver une porte accueillante. En vain. Tristan eût pu s’approcher d’elle, l’empoigner par sa robe et la rejeter en arrière. Mieux valait prendre son temps, prolonger l’angoisse et la désespérance.
« Tout est clos… Où va-t-elle aller ? »
Avec un cri de rage, Aliénor mena son cheval en direction de l’Hers, vers des fourrés après lesquels la rivière confluait avec le Countirou. Tristan les vit dévaler la berge, serpenter parmi de grands chênes, contourner des épiniers et des buissons arbustifs.
« Elle ne va pas… »
Le cheval hennissait, pressentant un danger. Aliénor connaissait ces lieux. Elle les avait hantés dans sa jeunesse prime. Connaissait-elle un refuge où elle disparaîtrait ?
L’eau miroitait, toute proche. Allait-elle la traverser ? Ce qui subsistait d’un sentier permettait à peine le passage d’un cheval.
Bien qu’il fût attentif, une branche fouetta Tristan au visage. Une autre atteignit Alcazar au garrot. Il y avait ensuite d’un bosquet touffu une clairière au-delà de laquelle se dessinait l’arche d’un pont.
– Va ! Va ! hurla Aliénor.
Un craquement se fit entendre, aussitôt suivi d’un hurlement lugubre et tranché net par la crépitation d’une branche cassée.
« Un coup lorgne 170 ! Et pourtant, la lune est comme une grosse lanterne ! »
Tristan déchaussa les étriers.
Aliénor gisait sur la rive, dans le
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