Les valets du roi
de chœur.
— Qui est le Cruchot ?
— Son second. Mais garde pour toi ce surnom. Il te ferait châtier s’il l’entendait seulement murmurer.
— Serait-ce Levasseur ?
Il sembla à Mary que l’inconnu souriait.
— Bien vu, répondit-il.
— Comment suis-je arrivée ici ? demanda-t-elle encore en étirant son corps endolori.
— En trébuchant dans les degrés. Tu t’étais évanoui. C’est toujours comme ça la première fois. La mort a cet étrange pouvoir de nous attirer toujours autant qu’elle nous repousse. L’odeur du sang t’écœure puis t’enivre. Seule la morale y met un frein. Les guerres existent pour ça. Pour apaiser en l’homme le besoin de tuer.
Mary s’en troubla. C’était aussi ce qu’Emma lui avait enseigné.
Les images du charnier de la veille lui revinrent en mémoire et elle répliqua, le ventre de nouveau noué :
— Je ne crois pas que je m’y ferai.
— Bien sûr que si, tu t’y feras. Nous nous y faisons tous.
— Alors, mon jeune espion, s’amusa une voix en haut de l’escalier, faut-il que je vienne moi-même à ta rencontre ?
Forbin parut, balayant la batterie de la lueur oscillante de sa lanterne.
— Ne lui en voulez pas, capitaine, glissa Corneille que la lumière révélait enfin à Mary.
Le marin était assis en déséquilibre sur un canon. De grands yeux d’azur la fixaient, rieurs. Ses lèvres fines étaient ourlées d’une barbe brune avec laquelle il jouait de sa main droite. Son bras gauche, terminé par un moignon à hauteur du coude, s’abandonnait négligemment sur son genou replié. Le front haut était lisse et hâlé par le grand large.
Mary lui sourit sans hésiter, heureuse d’avoir déjà un allié sur ce navire. Rapidement, pourtant, elle se retourna vers son capitaine et risqua une révérence, ne sachant quel était l’usage chez ces gens de mer. Forbin tonitrua d’un éclat de rire et lui tapota la joue avec condescendance.
— Garde ça pour Sa Majesté. Suis-moi plutôt, nous avons à parler.
— A vos ordres, capitaine, déclara Mary, vexée et décidée à ne plus se laisser ridiculiser.
— Bien, voilà qui est sage. Comment t’appelle-t-on déjà ?
— Oliv… Olivier, monsieur, rectifia-t-elle aussitôt, se souvenant qu’elle s’était présentée comme un Français.
Forbin lui tendit la lanterne et Mary grimpa les marches, prenant soin de ne pas glisser sur celles, humides, de l’escalier. En connaisseurs, les yeux de Corneille et de Forbin s’attardèrent de même sur les mouvements des hanches de Mary, moulées dans ses culottes. Ils échangèrent tous deux un regard complice.
Tandis que Corneille étouffait un petit rire, Forbin rejoignait sa captive sur le pont avec la ferme intention de lui arracher la vérité.
9
L a Perle avait fière allure sous le soleil léger du matin. Les voiles claquaient dans un ciel qui s’était dégagé à l’aube. L’on s’activait de bas en haut du navire. Par moments une lame de fond propageait encore le souvenir houleux de l’orage, malmenant l’équilibre de Mary. Elle eut plaisir à constater que loin de l’écœurer comme la veille, l’air marin lui ouvrait un appétit d’autant plus grand que son dernier repas était loin, et que du four situé dans l’entrepont, à l’avant du grand mât, une odeur tiède de poularde lui chatouillait les narines.
— N’est-ce pas qu’elle est belle ? insista Forbin en englobant d’un geste large ce navire dont il parlait comme d’une femme.
Il tendit un doigt vers la proue.
— Vois, ajouta-t-il, comme chaque mouvement de cette frégate respire celui de l’océan. Je l’ai fait réaménager pour cela. Pour qu’elle glisse sur l’eau, s’y engouffre, s’y fonde, capture le vent, et apprivoise les éléments afin de mieux les dompter. C’est aujourd’hui, j’en suis convaincu, le plus fiable, le plus rapide et le plus étonnant des navires de course de la marine française. Qu’en penses-tu, Olivier ?
— Que je n’y connais rien, capitaine, mais que vous avez sûrement raison tant vous en parlez passionnément, déclara Mary sans mentir.
Forbin s’écarta et la dévisagea des pieds à la tête, l’air songeur. Puis, avisant Levasseur qui donnait ses ordres aux officiers mariniers, il lança :
— Qu’on ne me dérange pas.
L’instant d’après, ils avaient gagné la dunette sur le gaillard d’arrière entre le couronnement et le mât d’artimon.
Weitere Kostenlose Bücher