Les valets du roi
étoile à l’heure qu’il est. D’une fine étoile juste là, ajouta-t-il en pointant son doigt sur le cœur de Mary, assortissant sa certitude d’un clin d’œil.
Mary se mordit la langue. C’était le seul nom de ces gens de course français qu’elle avait retenu. Elle ignorait si Jean Bart était aussi aimable de figure que les amies d’Emma le prétendaient, mais à coup sûr, songea-t-elle, en voyant celui-ci, ces dames lui auraient pardonné de s’être trompée. L’homme, bien qu’étonnamment accoutré pour un corsaire, et déjà âgé, avait une allure et un œil à les faire se pâmer.
Sur le pont, des matelots fouillaient sans vergogne les cadavres anglais qui baignaient dans une mare sanglante. D’autres, après avoir récupéré la cargaison du navire, s’activaient à piller sa drome et les objets de valeur qu’ils trouvaient. Devant ce charnier, Mary ne put refouler un haut-le-cœur et, se pliant en deux, courut jusqu’au bastingage pour s’en dégager.
— Bienvenue dans la marine française, matelot, lança le corsaire en lui tapotant l’échine. Désormais, ton capitaine s’appelle Forbin, Claude de Forbin.
Quelques longues minutes plus tard, depuis la frégate de Forbin nommée La Perle, Mary assistait au lever des grappins qui rendait sa liberté au navire marchand devenu fantôme. Toutes voiles dehors, La Perle s’en éloigna, poussée par un vent mauvais qui roulait vers l’est d’imposants nuages.
La pluie se mit à cingler, mais aucun marin de La Perle ne parut en sentir la morsure. Des mâtures aux ponts, actifs malgré la forte houle, ils préparaient le navire à affronter le grain.
Soudain, Mary sursauta. Dans un fracas de tonnerre, le navire anglais s’embrasa tout entier, s’élevant sur la crête des vagues comme un soleil crépitant, puis sombra dans les eaux noires balayées par le tumulte des pièces en charpie qui retombaient.
— Rentre dans la batterie, petit ! hurla Forbin à l’oreille de Mary. Tu gênerais mes hommes.
Mary hocha la tête, le cœur lourd. Non pas à cause de ces matelots dont elle n’avait aperçu que les ombres. Elle songeait à Cecily. Et à cet autre marin qui l’avait engendrée. Cette nuit, d’autres Cecily venaient de plonger dans la misère, par la faute d’une guerre qu’Emma qualifiait d’utile à ses intérêts. Et elle se demanda comment on pouvait ainsi tuer sans éprouver de regrets.
Elle se mit à grelotter dans ses vêtements trempés.
Mary ne se souvint pas d’être descendue dans la batterie, guidée par les indications qu’on lui donna, pas davantage d’avoir prié pour l’âme de ces vaincus, juste d’une main qui l’avait rattrapée lorsqu’elle avait basculé en arrière et d’un sourire moqueur au-dessus d’elle comme ses yeux se révulsaient.
— Secoue-toi, morveux. Le capitaine t’attend ! grogna-t-on dans l’oreille de Mary.
Elle ne réagit pas sur l’instant, l’esprit encore embrumé d’un sommeil cauchemardesque où des corsaires lui emplissaient le gosier d’une eau-de-vie brûlante qu’ils la forçaient à avaler à l’aide d’un entonnoir. Elle déglutit avec peine, tardant à ouvrir les yeux. Sa bouche était acide et empâtée.
— Corne de bouc, je vais te faire lever, moi ! s’impatienta son tourmenteur en la bousculant.
Réveillée cette fois tout à fait, Mary n’eut pas le temps de se défendre qu’une voix grave et imposante sermonna :
— Laisse-le tranquille. Ce n’est qu’un gamin.
Surpris, le matelot osa un regard de biais vers le personnage placé en retrait, puis tourna les talons sans insister. Mary se mit debout, résista à un vertige que le ballant du navire imposait aux gens de terre et s’ébroua pour le dissiper.
La batterie était vaste, encombrée des canons rangés en attente d’une bataille, la gueule ouverte contre les sabords recouverts de leurs mantelets. Une odeur de poudre lui monta aux narines.
Mary fronça les sourcils et s’attarda sur la silhouette qui l’avait protégée. L’endroit manquait de lumière pour la distinguer vraiment. Elle s’approcha de l’inconnu et le remercia de son intervention.
— Appelle-moi Corneille, dit-il simplement.
— Oui, monsieur Corneille.
— Corneille tout court. Les messieurs sont en haut et si j’étais toi, je ne les ferais pas languir davantage. Si notre capitaine est un homme d’honneur et de justice, certains comme le « Cruchot » n’ont rien d’enfants
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