Les voyages interdits
n’est susceptible d’être
punie tant qu’elle n’avait pas été confirmée par au moins quatre témoignages
visuels venus certifier sa véracité. Or, que ce fut volontairement ou par simple
fierté, à moins qu’il ne s’agît que de bêtise pure et simple, le marchand avait
bel et bien laissé cinq femmes observer ses prouesses, qui, peu après, piquées,
jalouses ou poussées par je ne sais quelle raison purement féminine, avaient
déposé plainte pour khalwat contre lui. Ces cinq femmes purent donc,
comme tous les autres assistants, le voir saisi, frappé et traîné sans
ménagement, malgré ses cris affolés, sur la terrasse adjacente, avant d’être
projeté tout vif dans l’huile bouillante. Je ne m’étendrai pas sur les quelques
minutes qui s’ensuivirent.
Les jugements décrétés par le Divan n’étaient
cependant pas toujours aussi spectaculaires. Certains étaient savamment adaptés
aux crimes commis. Un jour, un boulanger traduit devant la cour pour avoir servi
à ses clients des pains trop petits fut condamné à être poussé dans son propre
four pour y être cuit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une autre fois, un homme
comparut pour une faute bien singulière : il avait piétiné un papier,
tandis qu’il déambulait dans la rue. Son accusateur était un jeune garçon qui,
marchant derrière l’accusé, avait ramassé ce papier et découvert que le nom
d’Allah s’y trouvait inscrit. L’accusé tenta bien sûr de se défendre, arguant
que c’était à son insu qu’il avait commis cette insulte envers Allah le
Tout-puissant, mais il se trouva quatre personnes pour témoigner qu’il était un
incorrigible blasphémateur. Elles affirmèrent, par exemple, qu’on l’avait vu à
plusieurs reprises poser d’autres livres sur son exemplaire du Coran, qu’il
avait parfois porté le saint livre au-dessous du niveau de la ceinture et qu’en
une occasion au moins il l’avait carrément tenu de la main gauche. Il
fut donc condamné à être piétiné, comme le morceau de papier, par le bourreau
et les gardes, jusqu’à ce qu’il rendît le dernier soupir.
Cette sainte terreur ne régnait au palais du shah que
durant les séances du Divan. Car il s’y tenait au contraire, au moment des
fêtes religieuses, bien plus fréquentes, des galas fort joyeux. Les Persans
reconnaissent environ sept mille anciens prophètes de l’islam et accordent à
chacun d’entre eux un jour de célébration. Lorsque la date de l’un des
principaux venait à échoir, le shah organisait des cérémonies auxquelles il
invitait régulièrement toutes les notabilités de Bagdad, mais il lui arrivait
aussi de laisser ouvertes à tous les portes de son palais.
C’est pourquoi, bien que je ne fusse ni de sang royal,
ni noble, ni même musulman, vivant au palais, j’eus l’opportunité de participer
à plusieurs de ces festivités. Je me souviens en particulier de l’une d’elles,
dédiée à quelque prophète depuis longtemps défunt, qui avait été organisée dans
les jardins du palais. On y offrit à chaque invité, au lieu des habituels
coussins sur lesquels il pouvait s’asseoir ou s’allonger, un monceau conséquent
de pétales de roses frais et parfumés. Chaque branche d’arbre était constellée
de chandelles fixées à l’écorce dont la lueur se diffusait doucement entre les
feuilles, créant un splendide camaïeu de vert. Les massifs de fleurs avaient
eux aussi été brillamment illuminés de bougies, si bien que le jardin tout
entier resplendissait comme en plein jour. Comme si cela ne suffisait pas, les
domestiques du shah avaient pris soin de se procurer avant cette réception
toutes les tortues qu’ils avaient pu trouver (achetées au bazar ou capturées
par des enfants dans la campagne) et avaient coulé sur leur carapace une
chandelle. On avait ensuite laissé ces milliers de créatures vagabonder au
hasard partout dans la fête comme autant d’éléments d’éclairage ambulants.
L’abondance de nourriture et de vins dépassait tout ce
que j’avais pu voir au cours d’agapes orientales. Les attractions offertes
étaient quant à elles composées de musiciens, de danseurs et de chanteurs. Les
danseurs reconstituèrent certaines batailles au cours desquelles de glorieux
combattants persans, tels Rustan et Sohrab, s’étaient illustrés jadis. Les
danseuses bougeaient à peine leurs pieds, mais convulsaient leurs poitrines et
leurs ventres à en affoler les yeux des
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