Les voyages interdits
pour nous faire
asseoir et nous faire boire ce qu’elle appelait le « réconfort du
voyageur », du lait chaud aromatisé de cardamome. Elle l’avait concocté
elle-même car, le soleil n’étant pas encore couché, aucun de ses serviteurs
musulmans n’était en mesure de faire chauffer le lait ou d’écraser les graines.
Mon père avait sans doute raison de suspecter qu’elle
avait aussi la langue bien pendue, car elle nous fit en effet un bon brin de
conversation. Mais je laissai mon père et mon oncle lui donner la réplique,
préférant rester sur ma réserve et observer les lieux. La maison avait à
l’évidence été une résidence d’un certain luxe – au moins jusqu’à la mort de
Mordecai, me dis-je –, avant de tomber dans une relative décrépitude, comme
l’indiquait l’ameublement quelque peu défraîchi. Il y avait toujours un
équipage complet de domestiques, mais j’eus la nette impression qu’ils étaient
restés à son service plus par loyauté envers leur maîtresse que pour les gages
qu’elle leur versait. Ils travaillaient sans doute à son insu à droite et à
gauche afin de survivre, quitte en définitive à l’entretenir autant qu’elle les
entretenait.
Deux ou trois de ces serviteurs étaient aussi âgés et
peu remarquables que leur maîtresse, mais trois ou quatre autres s’avéraient
être de magnifiques garçons de Kachan. Je ne fus pas fâché, pour ma part, de
constater que, parmi ces fidèles serviteurs, se trouvait une fille aussi jolie
que ses compagnons mâles : une jeune femme à la chevelure auburn, aux
courbes fort voluptueuses. Histoire de passer le temps pendant que la veuve
Esther papotait à n’en plus finir, je fis le galant auprès de la jeune servante,
lui jetant regards languissants et suggestives œillades. De son côté, dès que
sa maîtresse avait le dos tourné, elle me retournait mes sourires de la façon
la plus engageante.
Le jour suivant, pendant que le chameau blessé se
reposait avec ses quatre congénères, les voyageurs que nous étions allâmes
séparément vaquer en ville à nos occupations. Mon père se mit en quête d’une
fabrique de kashi, désireux d’en apprendre davantage sur la fabrication
de ces tuiles, technique qu’il jugeait des plus utile et qu’il entendait
répandre auprès des artisans de Kithai. Notre conducteur de chameaux, Narine,
s’en alla chercher un onguent destiné à soulager la patte de l’animal blessé,
tandis qu’oncle Matteo s’était mis en tête de compléter notre réserve de baume
dépilatoire. Comme on pouvait le prévoir, aucun ne trouva ce qu’il était parti
chercher, personne à Kachan n’étant au travail par cette journée de Ramadan.
N’ayant pour ma part rien de particulier à faire, je décidai de flâner sans but
défini, me contentant d’ouvrir les yeux et d’observer.
Comme je devais le revoir dans toutes les villes
d’Orient, le ciel vrombissait littéralement du bruissement tournoyant de grands
charognards, des milans noirs à queue fourchue. Autre oiseau du même acabit, le mynah semblait passer son temps à sonder les poubelles, tout en se
pavanant et en se rengorgeant d’un air important, le jabot enflé de façon fort
agressive, telle la barbiche pugnace d’un petit homme prêt à vous chercher
querelle. Et, bien sûr, les habitants les plus visibles de Kachan, après ces
volatiles, étaient les jolis garçons qui jouaient dans les rues. Ils chantaient
en accompagnant leurs jeux de ballon, leurs parties de cache-cache et leurs
danses tournoyantes, comme l’eût fait n’importe quel enfant de Venise, à cette
différence près cependant qu’ici leurs mélopées s’apparentaient davantage aux
hurlements d’un chat. La musique jouée par les mendiants animateurs de la rue,
qui tendaient la main sur votre passage, ne valait guère mieux. Ceux-ci
semblaient en effet ne connaître d’autre instrument que le changal, appelé
aussi guimbarde ou harpe du juif, et la chimta, de simples pinces de
cuisine en fer, le tout produisant une cacophonie épouvantable, à la fois nasillarde
et cliquetante. J’en vins à me persuader que les passants qui leur jetaient la
pièce le faisaient moins pour les remercier de leur performance que pour les
faire taire, ne serait-ce que provisoirement.
Je n’errai pas très loin ce matin-là, car ma balade me
fit décrire dans les rues un trajet en boucle, et je finis par me retrouver
dans les parages du domicile de la veuve. Le joli
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