Les voyages interdits
emporter.
Sitarè et moi profitâmes de cette occasion pour nous
accorder un doux moment de baisers et de caresses, et sa dernière phrase
fut :
— Je n’oublierai pas, Mirza Polo. Je n’oublierai
rien de toi, ta gentillesse à notre égard, la considération que tu as accordée à
mon avenir. J’aimerais beaucoup te récompenser par ce que tu as si galamment
refusé de prendre. Aussi, si tu repasses par là un jour...
30
On nous avait indiqué que nous allions traverser le
Dasht-e-Kavir à la meilleure période de l’année. J’aurais détesté avoir à le
faire à la pire. Nous nous y trouvâmes à la fin de l’automne, alors que le
soleil ne mordait plus de ses rayons ardents, mais, même sans incident, cela
n’eut rien d’une partie de plaisir. J’avais jusqu’alors supposé que le voyage
en mer était de loin le moyen le plus lassant, le plus interminable et le plus
monotone de se déplacer dans le monde, pour peu qu’il ne se présentât point de
tempête en cours de route. Or la traversée d’un désert regroupe tous ces
inconvénients, mais bien d’autres encore : la torture de la soif, les
démangeaisons, la rugosité du sol crissant qui vous râpe, vous racle et vous
abrase, le soleil qui vous dessèche... Et cette pénible liste, dans l’esprit
morose du voyageur du désert, se prolonge en une harassante litanie de
malédictions, tandis qu’il se traîne sans fin dans un paysage vague et sans
forme, sur une surface indistincte et indéfinissable, tendu vers une ligne
d’horizon lointaine, évanescente, qui ne cesse de se dérober devant ses pas.
En quittant Kachan, nous nous étions vêtus de façon à
pouvoir affronter des conditions extrêmes. Nous avions bien évidemment délaissé
les turbans persans soignés qui coiffaient nos têtes et les vêtements aux
somptueuses broderies pour nous envelopper de nouveau des keffiehs arabes à
capuche et des amples manteaux appelés aba, qui pour être moins élégants
n’en brillaient pas moins par leur efficacité. En effet, n’étant pas trop près
du corps, ces vêtements flottants permettent une meilleure dissipation de la
chaleur et de la transpiration corporelles, sans présenter ces plis dans
lesquels le sable volant a tendance à s’accumuler. Nos chameaux transportaient
force outres de cuir remplies de l’excellente eau de Kachan, ainsi que des sacs
de mouton séché et de fruits secs, sans oublier le cassant et friable pain
local, denrées que nous avions fini par nous procurer au bazar après avoir
dûment attendu la clôture du Ramadan. Nous emportions aussi de Kachan des
articles nouveaux : des bâtons polis et des pans de tissu aux ourlets cousus
en forme de gaine. Il nous suffisait d’insérer les piquets dans ces fourreaux
pour transformer le tout en agréables tentes, chacune conçue pour abriter
confortablement un homme ou deux, mais plus à l’étroit.
Avant même de quitter Kachan, j’avais mis en garde
Aziz de ne jamais laisser Narine l’attirer dans une tente, ni où que ce fût
hors de vue du reste de notre groupe, et de me rapporter scrupuleusement toute
avance que pourrait entreprendre le conducteur de chameaux. Ce dernier,
lorsqu’il avait aperçu l’enfant pour la première fois, avait élargi ses yeux
porcins presque jusqu’à la taille de ceux d’un homme et dilaté son unique
narine comme s’il flairait l’odeur d’une proie. Dès ce premier jour, il est
vrai, Aziz avait dû paraître brièvement nu à nos yeux (et Narine avait rôdé
dans le coin, le regard exorbité) le temps que je l’aide à ôter le costume
persan dont l’avait paré sa sœur et que je lui indique comment enfiler les
vêtements arabes que nous possédions. J’avais donc pris Narine à partie pour
lui infliger une série d’admonestations solennelles appuyées de mouvements
significatifs de mon poignard de ceinture, qu’il accueillit de promesses
hypocrites d’obéissance et de bonne conduite.
J’avoue que je ne fondais pas la moindre confiance
dans les engagements de l’esclave. Pourtant, la tournure des événements fit
qu’il s’avéra fidèle à sa parole et pas une seule fois ne chercha à importuner
l’enfant. En effet, nous n’étions en route que depuis quelques jours lorsque
Narine commença à souffrir le martyre à cause de ses parties intimes. Et si,
comme je le soupçonnais, il avait délibérément infligé une blessure légère à
l’un de nos chameaux pour nous contraindre à faire escale
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