Les voyages interdits
bandes de lions prédateurs, des troupes de chacals
charognards ou même des volées de ces gros volatiles cloués au sol que sont les
oiseaux-chameaux shuturmurq, ou autruches, dont un seul coup de bec,
nous avait-on dit, peut éven-trer un homme. Mais là, dans ce désert, aucun de
ces dangers ne nous menaçait, car aucune bête sauvage ne pouvait y survivre.
Nous aperçûmes bien un vautour, un milan par-ci par-là, planant très haut dans
le ciel venteux, mais ils ne s’attardèrent point. Le seul végétal que je vis
pousser là fut un arbuste bas aux feuilles épaisses, à la chair grasse et
pulpeuse.
— C’est de l’euphorbe, m’expliqua Narine. Elle ne
pousse là que par la volonté d’Allah qui, pour aider le voyageur, l’a mise à sa
portée. Durant la saison chaude, ses cosses de graines arrivent à maturité et
éclatent en diffusant leur semence. Mais, en fait, elles ne commencent à voler
en éclats que lorsque l’air a atteint la température du corps humain. Ensuite,
plus l’air devient chaud, plus la fréquence d’explosion s’accroît, de sorte que
tout rôdeur du désert peut évaluer à l’oreille, rien qu’à la vigueur des
détonations de l’euphorbe, le moment où l’air risque de devenir trop chaud pour
sa sécurité, le contraignant à faire halte et à se mettre à l’ombre, sous peine
de mort.
Quels que fussent l’aspect sordide de sa personne, son
éréthisme sexuel et son détestable caractère, cet esclave n’en était pas moins
un voyageur expérimenté, capable de nous enseigner et de nous montrer quantité
de choses utiles et intéressantes. Dès notre première nuit dans ces solitudes,
par exemple, lorsque nous fîmes halte pour dresser le campement, il était à
peine descendu de son chameau qu’il fichait un bâton dans le sol, indiquant le
cap vers lequel nous nous dirigions.
— Cela pourrait s’avérer fort utile demain matin,
nous expliqua-t-il. Nous avons décidé de toujours nous orienter vers l’endroit
où le soleil se lève. Mais si le sable obscurcit l’horizon, à l’aube, nous
serons incapables, sans la perche repère, de l’évaluer correctement.
Les sables traîtres du Dasht-e-Kavir ne sont pas la
seule menace qu’il fait peser sur ceux qui le traversent. Son nom, comme je
l’ai dit, signifie « Grand Désert salé ». Il le tient de vastes zones
de son étendue qui ne sont pas du tout constituées de sable. Il s’agit
d’immenses accumulations d’une pâte salée pas assez humide pour être appelée
boue ou marais, dont la surface, sous l’action conjuguée du vent et du soleil,
est devenue une croûte de sel solide. Lorsqu’un voyageur est amené à franchir
sous le soleil l’une de ces étendues miroitantes, craquantes, tremblantes et
d’un blanc aveuglant, il a tout intérêt à prendre ses précautions. Les cristaux
de sel sont en effet plus abrasifs que le sable, même les coussinets cornés du
chameau peuvent s’y entailler à vif, et, si son cavalier doit en descendre, il
peut aussi voir ses bottes déchiquetées de la même façon, tout comme ses pieds.
De plus, ces aires salines sont d’épaisseur changeante, ce qui leur a valu,
selon Narine, leur nom de « terres tremblantes ». Il suffit parfois
du simple poids d’un homme ou de celui d’un chameau pour faire céder la croûte.
Si d’aventure cela arrive, l’homme ou l’animal sombre inéluctablement dans la
pâte bourbeuse située en dessous. Et il est dès lors impossible, si l’on ne
dispose pas d’une aide proche et immédiate, de remonter ou de surnager dans
cette pâte : elle attire et englue implacablement tout ce qui y tombe, et
se referme dessus. Sans l’intervention énergique d’un sauveteur qui dispose
d’un appui stable sur la terre ferme, celui qui s’y trouve pris est perdu. À en
croire Narine, des caravanes entières d’hommes et d’animaux avaient ainsi
disparu sans laisser de traces.
Aussi, lorsque nous arrivâmes en vue du premier de ces
lacs de sel, bien qu’il semblât aussi inoffensif qu’une couche de givre qui se
serait formée là hors saison, nous fîmes halte et l’étudiâmes avec respect. La
croûte blanche miroitait devant nous, faisant étinceler jusqu’à la ligne
d’horizon, et s’étendait à perte de vue à droite comme à gauche.
— Nous pourrions tenter d’en faire le tour,
avança mon père.
— Les cartes du Kitab n’indiquent rien de
ce genre, nota mon oncle, tout en grattant son coude d’un
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