Les voyages interdits
air méditatif. Nous n’avons
aucun moyen d’en deviner la superficie, ni de savoir si le détour par le nord
serait plus court que celui qui passe par le sud.
— Et si nous nous mettons à contourner tous les
obstacles de ce type, ajouta Narine, nous passerons dans ce désert le reste de
nos jours.
Je gardai le silence, ne connaissant rien à la
traversée d’un désert et n’ayant nulle honte à laisser décider des gens plus
experts que moi en la matière. Nous fîmes donc tous les quatre asseoir nos
chameaux et laissâmes errer nos regards sur l’étendue étincelante. C’est alors
que, derrière nous, le jeune Aziz aiguillonna doucement son chameau de bât pour
qu’il s’agenouillât et en descendit. Nous ne prêtâmes pas attention à ce qu’il
faisait jusqu’à ce qu’il traversât notre groupe en marchant et s’élançât sur la
croûte saline. Il se retourna, leva le regard vers nous et sourit joliment,
avant d’articuler de sa petite voix d’oiseau :
— Je vais pouvoir vous payer ma reconnaissance
pour votre gentillesse. Je marcherai devant et je pourrai vous indiquer, en
éprouvant du pied la solidité de la croûte, par où passer. Je me tiendrai sur
les parties suffisamment solides, vous n’aurez qu’à me suivre.
— Tu vas te couper les pieds ! protestai-je.
— Non, Mirza Marco, je suis trop léger pour cela.
Et puis, regardez, je me suis permis de prélever ces plats de vos bagages. (Il
brandit deux plateaux dorés offerts par le shah Zaman.) Je vais les fixer sous
mes bottes afin d’accroître la protection de mes pieds.
— Cela n’en est pas moins dangereux, objecta mon
oncle. Tu es courageux de te porter ainsi volontaire, mon petit, mais nous
avons promis qu’il ne t’arriverait aucun mal. Il vaut mieux que l’un d’entre
nous...
— Je vous en prie, maître Matteo, insista Aziz,
prêt à se dévouer jusqu’au bout. Si par malheur je devais percer la croûte, je
serai plus facile à repêcher que quelqu’un de plus lourd !
— Il a raison, mes maîtres, appuya Narine. Cet
enfant est plein de bon sens. Et aussi, vous pouvez le remarquer, de courage et
d’initiative.
Nous autorisâmes donc Aziz à nous précéder et lui
emboîtâmes le pas à une distance prudente. Nous avancions d’une démarche
traînante, mais notre lente progression n’en était que plus aisée pour nos
chameaux. De cette façon, nous traversâmes les terres tremblantes en toute
sécurité, gagnant avant la nuit une zone sableuse plus fiable, où nous pûmes
établir notre campement.
Durant la journée, Aziz ne s’était trompé qu’une fois
sur l’épaisseur de la croûte. Dans un craquement sinistre, elle s’était rompue
telle une feuille de verre, et l’enfant s’était retrouvé brusquement plongé
jusqu’à la poitrine dans la gadoue salée. Il n’avait laissé échapper nul cri de
terreur ni émis le moindre gémissement durant le temps que mit oncle Matteo
pour descendre de son chameau, faire une boucle au lasso de sa selle et la
jeter autour de l’enfant, avant de le tirer doucement sur la partie solide
jusqu’à un endroit plus stable. Lorsque nous nous étions tous trouvés
rassemblés et pressants autour de lui, nous avions bien vu qu’Aziz, à en juger
par son visage blanc de craie et ses yeux bleus écarquillés, avait pris
conscience du fait qu’il était resté, tout le temps qu’avait duré le sauvetage,
suspendu de façon précaire au-dessus d’un abîme sans fond. Oncle Matteo l’avait
pris dans ses bras et tenu serré contre lui en lui murmurant des paroles de
réconfort, tandis que mon père et moi nous étions employés à brosser la boue de
sel, si prompte à sécher, qui maculait ses vêtements. Lorsque ce fut fait, le
courage était revenu à l’enfant, et il avait insisté pour reprendre sa tâche
d’ouvreur, à notre grande admiration commune.
Les jours suivants, devant chacune de ces étendues
salées, nous ne pûmes faire mieux que nous livrer à des conjectures ou à un
vote pour déterminer si nous nous y aventurerions sans délai ou si nous
établirions notre campement au bord pour ne nous y élancer que le lendemain aux
aurores. Notre pire crainte était de nous trouver piégés à la nuit tombante sur
l’une de ces terres tremblantes, car nous aurions alors été soumis à un
périlleux dilemme : tenter d’avancer en hâte, en bravant les ténèbres et
le brouillard nocturne, ce qui constituerait pour nos nerfs une
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