Les voyages interdits
un mariage, et la femme est la propriété de son mari. Nous devions
tenir compte de cet aspect des choses pour statuer sur le cas du mari trompé. On
l’autorisa donc à mettre à mort sa femme déloyale. Mais nous lui déniâmes tout
droit à décider du sort de son amant.
— Et quelle fut sa punition ?
— Il fut juste contraint de cesser de l’aimer.
— Mais elle avait été mise à mort ! À quoi
bon...
— Nous décrétâmes que son amour pour elle devait
mourir, lui aussi.
— Je... je ne vous suis pas très bien. Comment
cela pouvait-il se faire ?
— Le cadavre de la jeune femme fut étendu dénudé
sur une colline. L’homme convaincu d’adultère fut alors enchaîné et attaché
juste à côté d’elle, hors de portée. On les laissa ensuite ainsi.
— Jusqu’à ce qu’il meure de faim à ses
côtés ?
— Oh, non ! Il fut nourri et but
régulièrement jusqu’au moment où on le relâcha. Il est à présent libre, mais il
n’est plus amoureux d’elle.
Je secouai la tête.
— Pardonnez-moi, Mirza Iqbal, mais là, vraiment,
je ne comprends pas.
— Un cadavre, lorsqu’il n’est pas enterré, ne
reste pas intact. Il évolue quotidiennement. Le premier jour, on ne distingue
qu’une simple décoloration partout où la peau avait été pressée quelque peu.
Dans le cas de cette femme, disons quelques marbrures autour du cou, là où les
doigts de son mari l’avaient étranglée. L’amant était contraint de voir ces
taches apparaître sur sa peau, de les regarder grandir. Peut-être n’était-ce
pas encore là un spectacle trop infâme à soutenir. Mais, un jour ou deux plus
tard, l’abdomen d’un cadavre commence à gonfler. Encore un petit délai, et il
se met à se vider de sa pression intérieure de la façon la plus discourtoise.
Et puis, bientôt, arrivent les mouches...
— Merci, merci... Je commence à comprendre.
— Oui, et il fallait bien qu’il assiste à tout
cela ! Ici, avec le froid, ce processus est quelque peu ralenti, mais le
pourrissement est inéluctable. Et à mesure que le corps se putréfie, les
vautours et les milans commencent à venir s’en occuper, les chacals
s’enhardissent à leur tour, et...
— D’accord, je vois, je vois.
— Au bout du dixième jour environ, lorsque ses
restes étaient devenus déliquescents, le jeune homme n’était plus du tout épris
d’elle. En tout cas, nous le pensons. Il était devenu totalement fou, en
revanche. Il s’en alla avec le convoi rusniaque, mais accroché à une corde,
derrière les chariots. Il est donc toujours vivant, vous le voyez, mais si
Allah est miséricordieux, il ne le restera plus très longtemps.
Les convois de caravaniers qui hivernaient sur le Toit
du monde étaient remplis de biens de toutes sortes, j’en vis beaucoup dignes
d’admiration : soieries, épices, bijoux et perles, fourrures et peaux
diverses... Mais ces objets n’avaient pour la plupart rien de nouveau pour moi.
En revanche, certains articles de commerce dont je n’avais jamais entendu
parler me stupéfièrent. Un convoi de Samoyèdes, par exemple, descendait du
Grand Nord des feuilles soigneusement enveloppées de ce qu’ils appelaient du
« verre de mica ». On aurait dit du verre coupé en carreaux
rectangulaires, chaque feuille mesurant à peu près la longueur de mon bras,
mais sa transparence était assombrie de craquelures, de fines striures et de taches
diverses. J’appris que ce n’était en aucune façon du verre véritable, mais que
cela provenait d’une autre roche étrange. Un peu comme l’amiante, ce minéral se
détachait par plaques à la façon des pages d’un livre, sous la forme de ces
fines feuilles cassantes, à la fois translucides et voilées. C’était
objectivement un produit de moindre qualité que le verre que l’on fabriquait,
par exemple, à Murano, mais l’art de la verrerie étant inconnu dans la majeure
partie de l’Orient, ce mica constituait un substitut tout à fait présentable,
au dire des Samoyèdes qui espéraient en tirer un bon prix sur les marchés.
Venu de l’extrême sud, du côté opposé de la planète,
un autre convoi, celui-ci de Tamil Cholas, transportait depuis l’Inde vers
Balkh de lourds sacs chargés du sel le plus banal. N’ayant pas remarqué que la
ville manquait de cette denrée, je trouvai stupide de traverser des continents
entiers en charriant avec soi une marchandise aussi courante. Mais les timides
et rabougris Cholas
Weitere Kostenlose Bücher