Les voyages interdits
« philtre de Majnoun et Leila ». Un jour,
alors que l’hiver des hauteurs avait commencé de relâcher un peu son emprise et
que divers chefs de convoi étudiaient le ciel afin de décider s’ils pouvaient
envisager leur redescente du Toit du monde, Mimbad me conta l’histoire de ce
remarquable philtre.
— Majnoun était un poète, et Leila une poétesse.
Ils vivaient il y a longtemps, très loin d’ici, nul ne sait exactement où ni
quand. Hormis les poèmes qu’ils nous ont laissés, la seule chose que nous
savons d’eux est qu’ils possédaient le pouvoir de changer d’apparence à
volonté. Ils pouvaient vieillir ou rajeunir, embellir ou s’enlaidir, et choisir
le sexe qu’ils désiraient. Ils parvenaient aussi à se muer en une créature tout
autre : par exemple, l’oiseau Rukh géant, un énorme lion, un
terrible mardkhora, ou, s’ils étaient d’humeur plus légère, une délicate
biche, un beau cheval ou encore un joli papillon...
— Un talent bien utile, reconnus-je. Ils avaient
ensuite la possibilité de décrire dans leurs poésies, avec une acuité
inégalable, ces modes de vie qu’ils avaient essayés.
— Sans nul doute, acquiesça Mimbad. Mais jamais
ils ne cherchèrent à tirer profit de ce pouvoir particulier, ni à se bâtir
là-dessus une quelconque renommée. Ils n’en faisaient usage qu’à titre de
loisir, et leur passe-temps favori était l’amour. L’amour physique, plus
précisément.
— Dio me varda ! Ne me dites pas qu’ils aimaient faire l’amour aux
chevaux et autres animaux ? Sinon, notre esclave doit avoir du sang de
poète dans les veines !
— Majnoun et Leila ne faisaient l’amour
qu’ensemble, je te rassure. Réfléchis, Marco. Pourquoi auraient-ils eu besoin
de quoi ou de qui que ce fut d’autre ?
— Hum... en effet, fis-je, songeur.
— Imagine à quelle gamme incroyable d’expériences
ils pouvaient goûter. Elle pouvait devenir l’homme, et lui la femme. Elle
pouvait être Leila, et lui, la saillir comme un lion. Ou lui pouvait être
Majnoun, et elle une délicate gazelle... Ils pouvaient se transformer tous les
deux en enfants ingénus, en deux hommes ou deux femmes, en un adulte et un
enfant... S’ils le voulaient, ils pouvaient même se changer en monstres du plus
parfait grotesque.
— Gèsu...
— Lorsqu’ils en avaient assez de l’amour pratiqué
à la façon des humains, malgré sa variété et tous les caprices qu’il permet,
ils pouvaient expérimenter l’amour comme le vivent, disons, les serpents, les djinn démoniaques ou encore l’élégant péri. Ils pouvaient, tels deux
oiseaux, s’accoupler en plein vol ou, comme deux doux papillons, s’étreindre
dans la corolle d’une fleur.
— Quelle agréable pensée...
— Ou même prendre la forme d’hermaphrodites, et
être à la fois, l’un pour l’autre, al-fa’il et al-mafa’ul ! Leurs
possibilités étaient infinies, et ils durent en essayer de nombreuses, car ce
fut leur principale occupation tout au long de leur vie. Sauf lorsqu’ils
étaient momentanément rassasiés ou quand ils se ménageaient une pause pour
écrire un poème ou deux.
— Et vous aimeriez suivre leur exemple.
— Moi ? Oh, non. Je suis vieux et j’ai passé
depuis longtemps l’âge de la débauche. Et puis, un adepte ne doit jamais
pratiquer l’alchimie à son propre bénéfice. Ce que j’aimerais, c’est léguer ce
philtre à l’humanité tout entière, hommes et femmes.
— Comment savez-vous qu’ils utilisaient un
philtre ? Supposez que ce fut un sort, un poème qu’ils récitaient avant
chaque transformation...
— Si c’était le cas, je devrais m’avouer vaincu.
Je ne saurais écrire un poème, et encore moins en réciter un avec tant soit peu
d’éloquence. Soyez donc gentil, je vous prie, de ne pas me décourager, Marco.
Si c’est un philtre, je peux en revanche le concocter : à l’aide de
liquides, de poudres, d’incantations magiques...
Bien mince espoir, pensai-je, que de chercher le
pouvoir dans un philtre parce que c’était la seule chose qu’il était capable de
réaliser. Je demandai néanmoins :
— Très bien. Avez-vous remporté quelque
succès ?
— Dans une certaine mesure, oui. Là où je réside,
à Mossoul. L’une de mes femmes est morte en absorbant l’une de mes
préparations, mais elle a péri un merveilleux sourire aux lèvres. Une variante
de cette toute première formule a plongé une autre de mes épouses
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